Alceste, le clash

Dans Le Misanthrope très rock présenté par Jean-François Sivadier au Théâtre national de Strasbourg, Nicolas Bouchaud campe un formidable Alceste, pourfendeur des conventions courtisanes et des hypocrites. Des alexandrins de Molière au punk des Clash, interview.

Interpréter Alceste, c’est forcément penser à Molière qui joua lui même le rôle en 1666 ?
Un peu, on s’intéresse à sa vie, celle de sa troupe mais aussi à ses relations avec Louis XIV, son rapport à la cour et au libertinage. Il ne faut pas oublier qu’il était un courtisan. En réaction à l’interdiction de Tartuffe, Molière écrit Dom Juan puis Le Misanthrope. Les trois personnages principaux ont un lien. Il y a aussi beaucoup de méta-théâtre : Philinte et Alceste se comparent dans la première scène aux deux acteurs de L’École des maris, joué à l’époque par les mêmes comédiens. Les autocitations et rapports entre les œuvres sont donc nombreuses.

A-t-il été difficile de trouver sa petite musique à soi dans la mécanique des alexandrins ?
Au début j’avais très peur de tomber dans la musique convenue et rébarbative de l’alexandrin car c’était la première fois que je jouais un texte de ce type. Finalement, si on n’y pense pas, ça s’en va. Il faut énormément s’appuyer sur la situation, les états des personnages. L’alexandrin sort alors de manière plus personnelle. La beauté et la simplicité des vers de Molière, loin du baroque très rigide de ceux du début du XVIIe, facilite les choses.

© Brigitte Enguerand / Divergence

Dans cette version rock qui s’ouvre avec Should I stay or should I go des Clash, l’adresse directe au spectateur crée une intimité, une grande complicité. Un retour aux sources des représentations à l’époque ?
Le quatrième mur[1. Le mur invisible qui devrait se situer à l’avant scène, là où le public regarde la pièce, comme si ce dernier n’existait pas] n’existait pas au temps de Molière, les spectateurs étaient même sur le plateau. Avec Jean-François Sivadier, nous avons toujours joué ainsi. Notre idée est avant tout de créer l’espace nécessaire à une bonne écoute, de permettre au public d’entrer dans le jeu en trouvant la bonne distance : pas question de tomber dans les clins d’œil permanent ! Même notre utilisation de la musique est fidèle à Molière dont les comédies croisant les ballets, le théâtre et la musique lui apportèrent la gloire. Le mélange des arts que l’on croit si contemporain est en fait une vieille histoire.

Vous êtes-vous demandé qui serait Alceste aujourd’hui ? Cet homme pourfendant avec sincérité la complaisance, la flatterie, le mensonge, la mollesse de caractère ?
Ah, spontanément, comme ça, je ne vois pas qui… mais il faut peut-être revenir à la première scène qui est comme une pièce en elle-même. Toutes les questions y sont posées, tout le débat exposé entre la sincérité, la droiture d’Alceste et les accommodations avec les conventions de l’époque de son ami Philinte qui confiera à demi-mots, bien plus loin, être un ancien misanthrope ! J’aime l’idée que nous sommes tous un mélange de ces deux personnages. Nous avons envie d’être aussi radical qu’Alceste mais nous agissons irrémédiablement comme Philinte. Cette contradiction entre ce que nous souhaitons être, notre envie de ne pas composer et ce que nous sommes vraiment est très humaine et universelle.

© Brigitte Enguerand / Divergence

Il doit être jouissif de jouer le pendant du rôle : son côté désagréable, aigre, irritable. Nous sommes à la fois séduits et exaspérés, tentés et désespérés par le jusqu’auboutisme d’Alceste[2. Voir le travail des étudiants de Master 1 en Arts du spectacle de l’Université de Strasbourg ici : http://alcestesenmele.tumblr.com/]. Le dialogue intérieur et intime que vous avez construit avec lui évolue-t-il encore ?
Alceste m’est toujours apparu comme drôle et pathétique. Tenir ensemble son ridicule et sa noirceur est un si beau programme que je pourrais m’y atteler pendant plusieurs années. Molière l’a si bien dosé. C’est pour moi un cas : on ne sait jamais – lui non plus d’ailleurs – quand il va exploser. Il ne maîtrise pas un instant ses montées de bile. Une bombe à retardement assis dans un coin du salon. Deux figures sont juxtaposées en Alceste : celle d’un misanthrope détestant le genre humain et celle d’un amoureux. Nous sommes touchés par les deux, dans notre raison et notre sensibilité. Sa jalousie extrême envers les prétendants de Célimène le rend invivable. Alceste n’est pas un héros. Il est très beau qu’il aille au bout de ces deux aspects de lui-même. La grande difficulté est de n’en faire ni un mélancolique romantique ni un clown.

Jean-François Sivadier vous a laissé une grande liberté pour vous lâcher collectivement sur les parties les plus drôles (l’humiliation d’Oronte et son sonnet, la lecture finale des lettres de Célimène)…
C’est un metteur en scène qui travaille avec une troupe qu’il connaît parfaitement. Nous ne voulions pas tomber dans le drame comme de trop nombreuses versions du Misanthrope l’ont été, mais plutôt lui redonner sa sève de comédie. L’humour de Molière fait de toute façon déjà très mal, il n’est pas besoin d’en rajouter. L’exemple du poème d’Oronte le montre : ridiculisé par Alceste dont la répartie fait mouche, il lui fera un procès. Rien n’est léger, toute parole est dangereuse et porte à conséquence. Molière le sait avec certitude depuis Tartuffe

Dans ce théâtre de tréteaux où tout est bougé à vue, nous retrouvons les clichés du faste de l’époque (fontaines, cotillons, lustres…). À la fois beau et facile à jouer pour vous ?
La scénographie rappelle cette société de la cour et des courtisans. À l’époque de Molière, tout ce beau monde est dans le public et chacun cherche à deviner qui sont ceux qui ont inspiré les personnages à l’auteur. La société représentée est celle des oisifs qui viennent parler de leurs pairs dans le salon de Célimène. Alceste est un misanthrope de salon, tiré à quatre épingles avec ses rubans verts. Tous les artifices d’une micro société en représentation d’elle-même sont réunis, d’où l’idée d’un plateau en bois recouvert de confettis sombres au début de la pièce, un lendemain de fête où la bile noire d’Alceste est déjà là.

Dans cette jungle de courtisans, se dévoilent les failles de chacun, les sentiments trahis, la quête d’amour et de reconnaissance au-delà des apparences…
Derrière les masques, tous les personnages cherchent à construire leur identité et leur vie. Une fêlure apparaît. Il y a là un vertige : Alceste affirme qu’il ne porte aucun masque alors qu’il est sur un plateau de théâtre et qu’il s’exprime dans un code très précis (l’alexandrin) ! La dernière scène fait chuter toutes les apparences. La fête est finie, Célimène est comme mise à mort lorsqu’on lit ses lettres en public, dévoilant son avis sur les différentes histoires qu’elle mène de front. Mais une fois encore, Molière nous retourne car il nous place en empathie avec celle qui n’est que superficialité, beauté et méchanceté.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 11 au 21 mars
03 88 24 88 24 – www.tns.fr


Autour du spectacle
– Bord de plateau avec l’équipe, mardi 18 mars à l’issue de la représentation
– Conversation entre Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud, samedi 15 mars à 11h30 à la librairie Kléber

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