À la recherche du temps perdu

© Wouters Tim

Après Le Chemin solitaire[1. Les tg STAN présentaient cette pièce de l’autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931), au Maillon, début 2012. Retrouvez notre entretien avec Damiaan De Schrijver dans Poly n°145 ou en cliquant ici] , le collectif belge tg STAN revient dans la capitale alsacienne avec Les Estivants, au Théâtre national de Strasbourg. Une pièce tragi-comique de Maxime Gorki aux indéniables élans révolutionnaires.

Les comédiens de Stop Thinking About Names nous avaient laissés, au début de l’année, dans le milieu bourgeois de Vienne dépeint par Arthur Schnitzler. Neuf mois plus tard, c’est dans l’avènement de la bourgeoisie russe de la même époque (Schnitzler et Gorki ont tous les deux écrit leur pièce en 1904) qu’ils nous convient. Un groupe d’amis de la bonne société se retrouve, l’été venu, dans une datcha[2. Résidence secondaire au confort plutôt rudimentaire, bien souvent située à la campagne] où ils discutent de tout, mais surtout de rien, passant le temps et faisant bonne figure. Encore plus que chez son ainé Tchekhov, un nombre pléthorique de personnages traverse l’histoire : le couple sur le déclin Varia / Bassov, Vlas le clerc cynique, l’écrivain en panne d’inspiration Chalimov, la poétesse irascible Kaléria, Rioumine l’amoureux transi mais raté, Olga, mère de famille lassée, mariée au médecin Doudakov, l’insupportable idéaliste donneuse de leçons Maria ou encore la comédienne Julia et l’assistant Zanislov. Tout ce petit monde, fort enclin à l’apitoiement sur son sort à la mode Russe – d’une mélancolie désarmante doublée d’une gaieté et d’un fatalisme sans pareils – porte le verbe haut, use et abuse de tirades pseudo-philosophiques destinées à entretenir l’illusion, à donner le change. Les hommes embrassent les bouteilles, certains flirtent d’encore plus près avec les femmes des autres. L’amour est consumé, les sentiments refoulés, dotés d’ailes de géants, se brisent au fronton des conventions et des futilités de vies inutiles, loin des rêves du temps jadis. On ergote, on palabre, se cachant derrière l’humour et les traits de langage, évitant de parler de soi mais guettant la moindre faiblesse. On aime l’autre tout en le détestant pour ce qu’il sait de nous. « Les gens sont à la dérive comme la banquise et, de temps en temps, ils s’entrechoquent », analyse avec finesse Kaléria.

© Wouters Tim

Peur de vivre
Composée au début d’un XXe siècle qui ne tarderait pas à connaître son lot de bouleversements, la pièce décrit avec une rudesse sans complaisance l’oisiveté régnant au sein de l’élite russe des nantis. Alexeï Maximovitch Pechkov n’a pas choisi le pseudonyme de Gorki (“amer” en russe) par hasard. Si ses personnages tentent jusqu’au bout de sauver les apparences, ils n’en sont pas moins coupables de bassesses et de grands renoncements. Seule Varia, figure centrale de la pièce, semble capable de porter un regard lucide sur ces êtres gorgés d’ennui et de certitudes, vouloir trouver l’énergie pour échapper à tout cela, de renouer avec elle-même. Aux grandes paroles sur la classe intellectuelle, elle lâche : « L’intelligentsia ? Ce n’est pas nous. Nous sommes autre chose. Nous sommes des vacanciers dans notre propre pays, des estivants, fiévreusement à la recherche de petits lieux agréables dans la vie. Nous n’accomplissons rien et nous parlons énormément. Nous glosons sans fin sur le tragique de la vie. » La fougue de Gorki le pousse à ne pas se complaire dans la simple littérature, dans ces échanges, souvent savoureux, parfois violents, entre personnages. Là où la mélancolie tchekhovienne relègue en toile de fond les changements politiques charriés par la modernité, Maxime Gorki souffle sur les braises du feu couvant au royaume des Tsars, dévoilant les premières flammes d’une révolution à venir qui emportera tout en 1917. Les hauts placés, artistes et fonctionnaires plus ou moins érudits et parvenus ici réunis, sont pour lui coupables de s’êtres coupés du monde réel et de nier les liens qui les relient au monde ouvrier, dont la plupart est en fait issu.

© Legreve Thomas

Se battre pour ses mots
Pas étonnant de retrouver les comédiens de tg STAN dans cette critique de l’embourgeoisement des êtres et des idées. Un écho à l’apathie et au cynisme dans lequel le XXIe est englué. Formé en 1989 à Anvers, ce collectif s’est constitué dans le refus du metteur en scène et de tout directeur artistique. Depuis plus de vingt ans, le noyau créateur de quatre comédiens[3. Les quatre acteurs qui fondèrent la compagnie en sortant du Conservatoire d’Anvers sont Jolente De Keersmaeker, Waas Gramser, Damian De Schrijver et Franck Vercruyssen] décide de tout : dramaturgie, décors, lumières, traductions et actualisations des textes… « Nous discutons de toutes les possibilités dans la recherche d’un consensus qui est une réinvention collective de démocratie car chaque comédien se bat pour ses mots, ses synonymes, ses coupures », explique Damiaan De Schrijver. « Quelques jours avant la première, nous réglons “le trafic” en ne gardant que ce qu’il faut. Au comédien, ensuite, de remplir et de surprendre l’autre en réinventant, chaque soir, les intonations, les pauses et la façon de se regarder des personnages qu’il interprète. Nous essayons de ne pas être paresseux, de nous renouveler, sans cesse, n’improvisant que la façon de dire, pas le texte. » Loin des conceptions classiques de jeu, ils essaient « d’enlever la poussière, de ne pas devenir les personnages mais de dévoiler la stratégie à l’œuvre entre eux. À nos yeux, les arguments priment sur la métamorphose d’un comédien en devenant un autre. Ce n’est pas moi qui l’invente, mais Diderot : les personnages ne sont que les fantômes et les fantasmes d’un écrivain. »

Au Théâtre national de Strasbourg, du 19 au 26 octobre
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

Rencontre avec l’équipe artistique au bord du plateau, jeudi 25 octobre, à la suite de la représentation

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