Vitrines du design

Il est une entreprise familiale qui ne connaît pas la crise. Les Suisses de Vitra – éditeur, collectionneur et producteur de design depuis 1950 – ont installé leur unité de production principale en Allemagne, à Weil am Rhein. Entre dessein architectural, rééditions d’épures iconiques signées Eames ou Panton et création contemporaine, découvrons l’autoproclamé “Project Vitra”.

En 1934, Willi Fehlbaum reprend une entreprise spécialisée dans l’aménagement de vitrines de magasins puis de production de mobilier de bureau, à Bâle. En 1950, suite à un voyage aux États-Unis, où il tombe sous le charme d’une chaise en bois rouge (la Plywood) signée Charles Eames, il fonde Vitra avec l’ambition de « s’appuyer sur le passé pour mieux appréhender l’avenir ». Très vite, il obtient des designers les licences pour exploiter (produire et vendre) leurs créations en Europe. Viendront ensuite l’Asie et le Moyen-Orient. L’entreprise familiale – le fils, Rolf Fehlbaum, prend la succession du père en 1976 – noue des liens avec les grands noms du design et de l’architecture, s’appuyant sur un flair incroyable. Car au-delà des rééditions des “masterpieces” conçues par Charles et Ray Eames, George Nelson ou Jean Prouvé qui leur assurent un succès jamais démenti et un prestige inégalé, Vitra s’est patiemment positionnée comme un développeur.

Un parc architectural
Si le site de production (Vitra Campus) demeure à Weil am Rhein (Allemagne), le siège social se situe à Birsfelden, près de Bâle (Suisse). Ravagé par un incendie en 1981, le Campus connaît, tel le Phoenix, une seconde jeunesse sous l’impulsion de Rolf Fehlbaum. Pas question pour lui de simplement reconstruire. Le grand patron se sert de ce coup du sort pour agrandir l’entreprise et en faire une vitrine incontournable de l’art, créant une rencontre inédite entre design et architecture. Les nouveaux halls de production sont créés, tout en rondeurs, en collaboration avec Nicholas Grimshaw (1981). Frank O. Gehry réalise ses premiers bâtiments en Europe, agrandissant le Vitra Campus d’un espace de production et du Vitra Design Museum en 1989. Puis, ce seront Tadao Ando avec un sublime Pavillon de conférences à moitié enterré (1993), Zaha Hadid (Caserne de pompiers aux lignes fuyantes et aux murs tout sauf droits) et enfin Herzog & de Meuron avec le VitraHaus, en 2010. Autant de lauréats du plus prestigieux prix d’architecture, le Pritzker, bien souvent obtenu après leur réalisation avec Vitra.

Caserne de pompiers de Zaha Hadid

VitraHaus
Intriguant avec son enchevêtrement de trois tuyaux de 40 mètres par 10, conçus en un seul bloc de 14 000 tonnes, le VitraHaus donne sur les trois frontières (Allemagne, Suisse et France). Il interpelle par sa superbe, depuis l’autoroute voisine. À l’intérieur, treize lofts changeant une fois par an, comme autant d’ambiances créées pour mettre en valeur quelques unes des 6 000 références de Vitra qui possède l’une des plus grandes collections de design mobilier mondial. Un endroit surtout où tester chaises, bureaux, fauteuils et canapés à l’envi. Dans cette incroyable caverne d’Ali Baba, les plus audacieux (ou fortunés) se délecteront des bornes interactives jalonnant les différents espaces, qui permettent de découvrir toutes les combinaisons possibles de couleurs, bois, taille et autres… voire de passer commande et repartir avec, en fin de journée ! Cette incroyable vitrine a permis, en moins d’un an, de multiplier par trois le nombre de visiteurs du site, dépassant aujourd’hui les 300 000 visiteurs annuels.

VitraHaus

Le culte du secret
Aujourd’hui, l’ex-petite entreprise – environ 900 personnes travaillent sur le site de production de Weil am Rhein, chiffre “ultra sensible”, lâché du bout des lèvres par un(e) indiscret(e) – s’est développée à Neuenburg (Allemagne), Zhuhai (Chine) et Allentown (États-Unis) où sont fabriqués des produits pour les marchés régionaux. Elle compte également de nombreuses filiales…  mais n’aime guère communiquer sur d’autres sujets que la beauté des lignes des objets et leur histoire. Nos interlocuteurs respectent la consigne maison. Ainsi, Susanne Hoffmann, chargée des relations publiques, répond-elle à nos questions empressées – Combien de Lounge Chairs sont produites chaque année ? Quel est le chiffre d’affaire de Vitra ? Combien l’entreprise compte-t-elle de salariés ? – par un charmant et souriant : « Désolée, nous ne donnons pas de chiffres. » La phrase que l’on entendra le plus… Les seuls que nous obtiendrons – ou presque – sont ceux du laboratoire où Vitra teste ses produits. Harold Gerwig, responsable du département technique, nous explique que « les tests de Vitra sont beaucoup plus exigeants que ce que les normes requièrent ». Action de la lumière, résistance à la torsion ou aux chocs, étude des conséquences des frottements… Les meubles sont mis à rude épreuve dans ce qui ressemble à une chambre des tortures.

Ainsi une innocente chaise se prend-elle, dans un appareil complexe, une traction de 1 400 Newtons (équivalente à un poids de 140 kg) effectuée 400 000 fois. Soit 15 ans d’utilisation à raison de huit heures par jour ! Des tests draconiens qui se font également sur les grands anciens de la maison comme le fauteuil Lounge Chair de Charles et Ray Eames (1956). Il est vrai qu’à plus de 6 200 € (avec son repose-pieds appelé Ottoman), on peut attendre une fiabilité maximale. Verdict ? Elle commence à avoir des problèmes « après l’équivalent de 300 ans d’utilisation ». Héritier d’une « dynastie travaillant dans le meuble », le Français Emmanuel Flambard, un des trois chefs de production, est chargé de superviser le montage de différents produits, dont la Lounge Chair. Il ne sera guère plus disert que ses camarades, nous expliquant simplement les différentes étapes d’assemblage, ajoutant qu’existe, depuis peu, « une nouvelle version du fauteuil. Adaptée à l’évolution des morphologies, elle compte 4 cm de plus de large. » Alléluia, un chiffre. Vissage et collage (avec une recette ultra-secrète nécessitant 12h de séchage), le produit de luxe est assemblé en moins d’une heure par des ouvriers hautement qualifiés. La couture des peaux (une vache norvégienne par chaise), le traitement du bois, la création du pied… sont en effet faites ailleurs.

Lounge Chair and Ottoman, Design Charles & Ray Eames, 1956

L’original
La hantise de Vitra ? Les faux qui pullulent, même si l’entreprise suisse fait un clin d’œil, sur son site, à son homonyme turc qui produit des carrelages et des articles sanitaires en céramique. Pour remédier au problème des contrefaçons, elle possède une armée d’avocats sans cesse en alerte puisque les faussaires copient même les créations les plus récentes. Depuis 1987, existent les Vitra Éditons – exclusives et limitées – avec notamment Moreover, une chaise signée Ron Arad ou Chair, imaginée par Naoto Fukasawa. En 2005 a aussi été relancée la collection Vitra Home qui marque « une volonté de retourner vers le résidentiel » souligne Eckart Maise, Chief Design Officer, qui a pour responsabilité le développement des nouveaux produits, entre cinq et huit par année, présentés au Salon de Milan (du 12 au 17 avril). Ici, on « travaille sur le long terme pour trouver, non pas de nouveaux styles, mais des solutions pour les fonctions, formes et évolutions des produits et des besoins ». Voir plus loin, encore et toujours…

Vitra Design Museum & Vitra Campus, Charles Eames Strasse, Weil am Rhein (Allemagne) – www.vitra.com

En Chiffres
1934 : création de Vitra, spécialisée dans l’aménagement de vitrines
1950 : Vitra se spécialise dans la production et installe des usines de mobilier sur le site actuel, en Allemagne
1958 : fabrication sous licence des premiers modèles des designers Eames et George Nelson
1967 : première chaise en plastique, la Panton Chair de Verner Panton
1981 : suite à un incendie, Vitra débute des collaborations architecturales audacieuses (Zaha Hadid, Nicholas Grimshaw, Tadao Ando…)
1989 : ouverture du Vitra Design Museum, première réalisation européenne signée Frank O. Gehry
2002 : lancement de la Vitra Home Collection consacrée à l’habitat
2010 : ouverture du VitraHaus, bâtiment signé Herzog & de Meuron

vous pourriez aussi aimer