Vertiges de l’amour

Christophe Rauck revient au TNS[1. Lire notre interview avec le metteur en scène autour de Têtes rondes et têtes pointues dans Poly n°140] avec un grand classique de Marivaux, Les Serments indiscrets dans lequel deux amis désirent unir leurs enfants. Ceux-ci se promettent pourtant l’inverse, malgré le coup de foudre qui les assaille. Rencontre avec Hélène Schwaller[2. Ancienne élève de l’École du TNS (promotion 1987), membre de la troupe permanente du TNS sous la direction de Stéphane Braunschweig, elle a notamment joué dans les créations de Julie Brochen (La Cerisaie et Dom Juan)], l’une des domestiques entourant les deux tourtereaux de la pièce.

Vous travaillez pour la seconde fois avec Christophe Rauck. Avez-vous accepté le rôle de Lisette pour le retrouver ou pour le plaisir de se confronter à la langue complexe de Marivaux ?
Les deux (rires). Se confronter à cette écriture très particulière est un challenge. Elle est complexe, à tiroirs, avançant par négations et litotes. C’est une langue difficile à rendre concrète dans sa chair. La différence avec Molière est qu’il écrit pour des comédiens qu’il a sous les yeux (Armande et Madeleine Béjart, Du Croisy…) et avec lesquels il va jouer lui-même. Marivaux est un dramaturge dans le sens où sa pensée se diffuse dans chaque bouche des personnages. Au bout du compte, les valets parlent comme les maîtres, avec la même syntaxe et aisance verbale. Je trouve cela extraordinaire.

Comment avez-vous travaillé votre rôle avec Christophe Rauck : une servante un peu espiègle qui essaie de tirer son épingle du jeu ?
Je ne dirais pas espiègle car l’espièglerie serait en rapport avec quelque chose “d’attendu” d’une servante alors qu’elle est plus proche de l’idée d’une gouvernante. Mon personnage remplace l’absence de la mère de Lucile. Je me suis inspirée de Vestiges du jour et de Downton Abbey, série anglaise où l’on suit l’histoire d’une famille du XXe siècle dans laquelle ce qui arrive aux domestiques est tout aussi important que les événements des maîtres. Mes échanges avec Christophe ont été très nombreux. Il m’a rendu très attentive à cet aspect : sortir des choses attendues pour aller à l’os de l’écriture compliquée de Marivaux. Je n’ai eu l’impression de réellement comprendre le texte qu’en le lisant à haute voix. Tel est le défi : entrer dans les arcanes d’une dramaturgie totalement étrangère.

Hélène Schwaller © Benoît Linder pour Poly

Les Serments indiscrets datent de 1732 et, malgré l’évolution des mœurs – les conventions du mariage d’intérêt telles qu’elles sont exposées sont totalement dépassées –, Marivaux décrypte quelque chose d’intemporel : le poids de la bienséance et du carcan social qui n’ont, eux, pas changé !
Absolument. Je suis très étonnée que cette pièce parle aux adolescents d’aujourd’hui. Au-delà de cette question du mariage, nous voyons deux jeunes gens passant un contrat. Nous avons deux personnes qui, dans le fond s’aiment, mais ne veulent pas s’engager dans les liens du mariage. Quoi de plus contemporain ! Nous sommes tous touchés, même les cinquantenaires de ma génération : nous ne voulons pas nous engager car nous avons trop vécu, les autres pas assez. Damis et Lucile ont de l’orgueil et aucun ne veut être le premier à dire les sentiments qui l’assaillent. Cet orgueil empêche longtemps les choses de se dénouer.

La mise en scène dépouillée, faite de tulles et de chandelles accentue le sentiment de proximité, l’intimité avec les comédiens…
Ce n’est pas une esthétique attendue avec de beaux fauteuils et un intérieur bourgeois. Ici les costumes traversent les âges, comme des patrons joignant nos deux époques, celle de l’écriture de la pièce et de sa réception par le public actuel. Nous portons un mélange de jeans et de corsets très XVIIe. Les bougies sont loin d’être convenues. Elles renvoient bien entendu à l’époque, comme le tulle qui laisse une transparence et permet de voir sans être vu. L’histoire de la bougie, cet éclairage chaud qui se consume comme l’amour le temps de la représentation, est une très belle idée.

Vous vous êtes aussi inspirés de peintures et de gravures d’époque…
Des tableaux sont projetés en fond de scène, tirés des gravures de Watteau avec ses personnages de dos. Nous avons beaucoup travaillé sur les postures qui s’y révèlent. La dimension physique est très importante pour le metteur en scène qui n’a eu de cesse d’engager nos corps par rapport à la parole. Y mettre de la chair, c’est investir les mots et leur sens physiquement.

Hélène Schwaller © Benoît Linder pour Poly

En mars, vous présentiez une carte blanche au TNS, Muses, balade érotique entre des lettres de James Joyce à Nora sa future épouse et les mots doux dont vous couvre votre compagnon, l’artiste Hakim Mouhous. Vous aurez cette année traversé trois visions de l’amour : l’érotisme de Joyce, la source de la création dans la bourgeoisie viennoise dans Des Arbres à abattre de Thomas Bernhard[3. Spectacle mis en scène par Célie Pauthe et Claude Duparfait en octobre dernier au TNS, voir Poly n°161] et son pur éclat chez Marivaux…
C’est assez jouissif n’est ce pas ! L’amour est fait de facettes différentes, comme un kaléidoscope au prisme différent selon les auteurs, leur pensée et leur histoire personnelle. Joyce est très proche de ma vision de l’amour, c’est pourquoi je l’ai choisi. Mais sa quête d’absolu se retrouve aussi chez les autres. Bernhard enrage de ne pouvoir atteindre cet état au point d’en devenir acerbe et cynique. Marivaux écrit plus sur l’humain et son fonctionnement, sur les histoires de pouvoir et ce qui rend si compliqué des sensations pourtant simples à vivre. Il raconte les batailles que nous menons en traversant les empêchements de nos sentiments.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 7 au 17 mai
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Rencontre avec l’équipe au bord du plateau à l’issue de la représentation du mardi 13 mai
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