La possibilité d’une ville

Avec Profils, Renaud Herbin et Christophe Le Blay cosignent un « poème tactile de corps, de matières, d’images et de sons » autour d’un récit mythologique fondateur : Cadmos et la fondation de Thèbes. Infiltration lors d’une séance de travail.

Dans la grande salle du TJP, les cinq interprètes de Profils répètent leurs mouvements, guidés par le chorégraphe Christophe Le Blay. Ils manipulent des plaques de mousse, les élevant vers le ciel ou s’y enroulant comme dans un large manteau, une seconde peau, bondissant ou se recroquevillant au sol. Dans les gradins, Renaud Herbin, marionnettiste et directeur du Centre dramatique national, observe, tandis que Morgan Daguenet génère des sons, des “rumeurs”, de sa console, composant en live la BO de la pièce. Quelques réglages lumineux sont effectués, discrets, mais précis. Plus haut, sur une grande table, s’étalent des ouvrages, autant de documents : un Atlas du monde antique, Les Noces de Cadmos et Harmonie de Roberto Calasso, un livre sur les sculptures toutes en courbes et rondeurs d’Henry Moore, un autre de Gilles Deleuze sur Francis Bacon, artiste parvenant à figer le mouvement dans sa peinture. Au milieu : Les Métamorphoses d’Ovide, un puits sans fond pour Renaud Herbin qui a déjà adapté Pygmalion et Actéon et continue de vanter « la richesse de ces récits. Ils viennent nous rappeler que nos questionnements ne datent pas d’aujourd’hui. On peut se réapproprier indéfiniment ces histoires se répétant depuis des millénaires. Cadmos parle de flux humains, du passage du nomadisme à la sédentarisation, de la construction d’une communauté. C’est très actuel. » Les principaux événements du mythe sont inscrits sur un vaste panneau trônant dans la salle. Il s’agit d’une partition à laquelle les protagonistes sont invités à se référer : l’enlèvement d’Europe par Jupiter, le départ de Gadmos missionné par son père, Agénor (roi de Phénicie) pour retrouver sa sœur… Sur ce graphique rythmé par les moments clefs du récit est également évoqué l’exil forcé de Gadmos (il ne peut revenir chez lui, n’ayant pas retrouvé Europe), contraint de fonder Thèbes en Béotie. On y retrouve l’épisode de l’effroyable dragon et de la bataille sanguinolente, y croise des animaux, des hommes et des dieux. Des faits notés sur un tableau, des gestes transposés sur le plateau.

Confronter le corps à la matière

Pour Renaud Herbin, il ne s’agit pas « de raconter l’histoire telle qu’elle se présente chez Ovide, mais d’essayer de retranscrire ce en quoi elle nous touche, ce que nous en percevons. » Et d’évoquer le dispositif scénique, les grandes plaques souples de 4m2 que les protagonistes manipulent et agencent, qu’on coud les unes aux autres, qui se forment et se déforment. Elles deviennent enveloppes charnelles, voiles, écailles (du dragon) ou murailles (de la cité de Thèbes). Pour Christophe Le Blay, leur modularité permet de « façonner les contours de l’histoire », de déployer divers univers et de les faire traverser différents paysages. Il précise : « Nous offrons également aux interprètes la possibilité de laisser transpirer ce qu’ils ressentent sur le plateau. Dans mon travail chorégraphique, j’ai pour habitude d’aborder très concrètement le corps. Ce qui nous touche ici, ce sont les êtres transformés par la matière. »

Des espaces en creux

« Où finit le corps ? Où commence l’objet ? » s’interrogent-ils, donnant à voir au public les étapes de métamorphose d’individus construisant une communauté, qui ont « coupé tous les liens pour partir à la quête d’un nouveau territoire et vont vivre une rencontre avec le monstrueux et le divin ». Renaud Herbin ne s’interdit pas d’imaginer la présence du texte, via les interprètes (deux d’entre eux sont comédiens). « De toute manière, il ne sera jamais très loin » dans cette pièce, ce « poème ». Christophe Le Blay acquiesce : « Ovide rentre dans le détail et décrit précisément les choses, puis au vers d’après, change de paysage. Il semble sauter d’une étape à une autre. » Le duo suit cette voie avec un spectacle où « tout n’est pas dit, laissant des espaces vides pour que le spectateur puisse trouver sa place. Rien de pire qu’une écriture nous dictant ce qu’il faut penser », insistent en chœur des artistes pour lesquels il est important de placer des points de suspension, « des trouées permettant de s’envoler ».

À Strasbourg, au TJP grande scène, du 10 au 14 février (pour les 14 ans et plus, présenté avec Le Maillon)

03 88 35 70 10 – www.tjp-strasbourg.com

03 88 27 61 61 – www.maillon.eu

À Mulhouse, à La Filature, mercredi 18 et jeudi 19 février

03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

Et aussi, à Erlangen (Allemagne), lors de l’Internationales Figurentheater Festival, du 8 au 17 mai

+49 (0)9131 86 1408

www.figurentheaterfestival.de

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