La Loi des séries

Gerhard Richter Eisberg im Nebel,1982, The Doris and Donald Fisher Collection © 2014 Gerhard Richter

À la Fondation Beyeler se déploie une rétrospective dédiée à Gerhard Richter (né en 1932). Construite sur la notion de série qui structure la trajectoire de l’artiste allemand, elle permet de découvrir l’intense variété de la création d’un monstre sacré.

Lorsqu’on évoque Gerhard Richter, les superlatifs fusent. Financiers tout d’abord : sa toile Domplatz, Mailand a été adjugée 37,1 millions de dollars en 2013, ce qui en fait le peintre vivant le plus cher au monde à ce jour. Esthétiques ensuite, nos confrères allemands d’Art – qui ont édité un numéro spécial à l’occasion de cette exposition helvète – n’hésitant pas à le qualifier d’Über-Maler (sur-peintre), sans doute parce qu’il ne s’est jamais laissé enfermer dans un style, explorant simultanément des champs extraordinairement variés, aussi bien abstraits que figuratifs. Insaisissable, il répond aux questions des très nombreux journalistes présents à la conférence de presse de la Fondation Beyeler un sourire en coin, le verbe rare. Monosyllabique, parfois, affirmant notamment que « 70% des œuvres proposées aux enchères aujourd’hui sont des déchets vendus à prix d’or. » L’homme n’a pas envie de s’expliquer. C’est un sphinx vaguement ironique qui avait souhaité placer une phrase de John Cage en exergue d’un entretien reproduit dans le catalogue de Panorama : « Je n’ai rien à dire et je le dis. »

Serial painter Commissionnée, en étroite collaboration avec l’artiste, par Hans-Ulrich Obrist, co-directeur de la Serpentine Gallery de Londres, l’exposition permet de découvrir le caractère multiforme de l’œuvre de Gerhard Richter : immenses abstractions, monochromes gris, raide mosaïque construite comme un nuancier, hyperréalisme tendance floue, miroirs, bandes de couleurs étirées à l’extrême, installations de panneaux de verre… Pour guider le visiteur dans cette orgie formelle, la présentation se concentre à la fois sur le rapport des œuvres avec l’espace et entre elles (un minuscule tableau figuratif vient, par exemple, souvent en contrepoint d’un gigantesque cycle abstrait) ainsi que sur la notion de série. Très tôt, l’artiste est-allemand passé à l’Ouest a en effet travaillé sous cette forme dans ses “photo-peintures” inspirées de clichés personnels ou d’images parues dans la presse éclatant dans un hyperréalisme brouillé sur la toile comme dans Huit élèves infirmières (1966), saisissants portraits de jeunes filles assassinées aux États-Unis, ou 18 Octobre 1977 (1988), quinze toiles sur la Fraction Armée Rouge. « Il est possible que ces tableaux suscitent des interrogations sur le message politique ou la vérité historique » écrit-il dans ses Notes rajoutant : « Ces deux points de vue ne m’intéressent pas. Et bien que ma motivation soit probablement sans importance pour le résultat, j’essaye ici de la définir comme étant l’articulation verbale et parallèle d’une opinion et d’une consternation. » Refusant de se faire le chantre de l’histoire de l’Allemagne – malgré des œuvres directement liées au Troisième Reich, absentes de la présentation helvète – Richter choisit les images qui servent de base à son travail en raison de leur caractère « intangible ».

Gerhard Richter, S. mit Kind, 1995, Hamburger Kunsthalle © 2014 Gerhard Richter

Thème et variations Lorsque l’artiste imagine son Annonciation d’après le Titien (1973), il est fasciné par le tableau découvert à Venise, à la Scuola Grande di San Rocco. Dans une série de cinq toiles, c’est comme s’il proposait, en préservant à chaque fois la palette chromatique et la composition de l’œuvre originelle, un passage du figuratif à l’abstraction, le motif se dissolvant peut à peu jusqu’à se métamorphoser en volutes aux couleurs sourdes. Dans la salle dédiée à l’ensemble, une interaction permanente, toute en vibrations, est perceptible entre les cinq pièces du puzzle qui forment en fait une œuvre unique. Il en va de même dans ses imposantes séries abstraites Bach (1992) ou Cage (2006) qu’il serait tentant de relier aux partitions des compositeurs dont elles portent le nom en évoquant la perfection mathématique du premier ou les expérimentations silencieuses du second. Mais toutes les strates interprétatives ne sont-elles pas vaines devant la puissance de l’émotion que suscite Forêt (2005), ensemble de quatre toiles de 3,40 par 2,60 mètres qui fait ressentir physiquement au visiteur le sentiment qui saisit chacun lors d’une promenade ? Il en va de même devant ses monochromes gris qui s’imposent au regard : « Le gris. Au pire, il n’exprime rien, ne suscite ni sentiment ni association d’idée ; en réalité, il n’est ni visible ni invisible. Cette insignifiance lui confère la propriété de communiquer, de mettre en évidence et ceci d’une manière presque illusionniste comme sur une photo. Aucune autre couleur n’est capable de visualiser le néant » écrit le peintre dans une lettre de 1975 à Edy de Wilde, Gerhard Richter, le magicien, fait là ce qu’aucun n’avait réussi avant lui…

À Riehen (dans le canton de Bâle-Ville), à la Fondation Beyeler, jusqu’au 7 septembre

+41 61 645 97 00 – www.fondationbeyeler.ch

www.gerhard-richter.com

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