De l’esclavage moderne

© Alfredo Caliz – Rea / Mathilde Germi

Ancienne élève de l’École du TNS, Aurélia Guillet[1. Diplômée en section Mise en scène, en 2004, avec le Groupe 34 de l’École du TNS] revient à Strasbourg pour créer une nouvelle pièce avec Jacques Nichet dans laquelle nous suivons une journée de la vie de quatre jeunes actifs, ballotés par la marche à pas forcés du libéralisme. Des survivants, esclaves de leurs carrières, Pulvérisés[2. Pièce de la jeune auteur d’origine roumaine Alexandra Badea, publiée par L’Arche (2012), qui a reçu le Grand Prix de littérature dramatique du Centre national du Théâtre en 2013 – www.cnt.asso.fr] par la mondialisation. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce texte d’Alexandra Badea : son absence de dialogues ? Sa succession de situations laissant une grande liberté de mise en scène ?
Nous nous posons la question de la représentation du monde d’aujourd’hui. Le thème de la crise traverse toutes les pièces antérieures de Jacques Nichet, que ce soit avec Dario Fo ou La Ménagerie de verre de Tennessee Williams (autour de celle de 1929 aux États-Unis, NDLR). Pulvérisésque nous avons choisie avant même qu’elle ne soit publiée, notamment pour l’oralité du texte, écrit à voix haute – fait totalement écho à la crise actuelle tout en permettant une forme d’invention. Autant de prises de risque qui nous apparaissent totalement essentielles.

Aurélia Guillet © Benoît Linder pour POLY

L’utilisation de la forme directe à la seconde personne (« Tu es… ») entraîne une distance étrange avec les quatre personnages que nous suivons mais aussi une matérialisation de la manipulation subie et intériorisée de la mondialisation…Tout à fait. Cette forme de tutoiement est assez intuitive chez Alexandra Badea. C’est à la fois sa propre voix mais aussi un tutoiement intime, celui qu’on s’adresse à soi-même. Il livre des choses fugaces, des sensations, comme si un regard tourné vers l’intérieur s’exprimait. Bien entendu, elle nous interpelle aussi, sous forme d’injonction extérieure, aux personnages, symbole de l’ordre qui les dépasse et les contraint à agir. Ce glissement de l’extérieur vers l’intérieur impose des choix. Deux comédiens seulement interprètent les quatre personnages représentés par des photos : une ingénieure roumaine, un cadre français supervisant des succursales, un chef de plateau sénégalais et une ouvrière chinoise. Ils sont comme des anonymes, la masse des travailleurs du monde. Ils jouent tous les protagonistes à deux voix, la solitude de celui qui parle prise en charge par l’un, l’autre restant dans l’ombre, comme une sorte de fantôme, de double.

 

Les visages des personnages sont représentés en grand, yeux fermés, mais pas figés afin de donner corps à l’environnement oppressif qui les entoure (surveillance généralisée, privations des droits…) mais aussi à leurs pensées, échappatoires imaginaires et tourments (cauchemars nocturnes, solitude…) ?
Ce sont des photos qui se floutent et évoluent lentement au fil du spectacle. Trouver ces clichés nous a demandé un gros travail car nous touchons là au versant documentaire du texte. Nous voulions de vraies portraits de photoreporters. Il nous fallait des regards forts avec lesquels jouer pour les faire apparaître, disparaître, venir en contrepoint des voix… Nous zoomons littéralement dans les regards pour pénétrer à l’intérieur de ces êtres, dissociant ce que l’on voit de ce que l’on entend pour montrer comment ces solitudes existent et évoluent. Les corps des acteurs sont ainsi comme la scène de l’imaginaire des personnages.

© Denis Darzacq – Agence Vu / Mathilde Germi

En lisant le texte, nous sommes touchés par le mélange de réalisme d’un quotidien répétitif et déshumanisant et par le tournant sarcastique et cynique des pensées des personnages : le « Responsable Assurance Qualité Sous-traitance français » se donne bonne conscience en se disant que s’il ne faisait pas ce job, un autre le ferait à sa place, le recruteur sénégalais instaure un rapport pathétique de domination avec les candidats qu’il reçoit, masquant la réalité de sa situation sociale…
Effectivement ils le sont mais Alexandra Badea, dans son écriture, ne les présente pas avec cynisme. Ils sont pris en flagrant délit de cynisme mais cela les montre dans toute leur humanité, dans leur tendresse pour l’autre même s’ils sont, parfois, amoraux ! Le Lyonnais n’est pas qu’un connard sans cœur et le Sénégalais, pour progresser dans la hiérarchie de sa boite, va collaborer avec ses dirigeants, sans être jugé pour autant par l’auteur. Leurs contradictions pour survivre sont mises au jour. Certains actes sont impardonnables mais montrés dans la réalité de leur complexité qui explique pour beaucoup les comportements.

Le titre renvoie à l’état de leur vie, pulvérisée et sans grande humanité. Chacun d’entre eux « apprend l’oubli », de soi, de ses rêves, de ses aspirations, broyés par l’extrême dégradation des conditions de travail et des relations entre les hommes…
Cet oubli est à double sens : celui de leurs rêves de départ, d’échappatoires mais aussi celui permettant de continuer à vivre et à tenir. Il est très ambigu, nécessaire à la survie ! Ils vont faire face à quelque chose qui se dévoile peu à peu. Mais tout n’est pas écrit, le Français qui perd son enfant a, par exemple, encore une possibilité de changement devant lui…

© DR / Mathilde Germi

En cette phase de création, vous méfiez-vous de la noirceur du texte, du danger de sombrer dans le désespoir face au peu d’échappatoires laissées par l’auteur ?
Elle fait confiance au spectateur, sans donner de solutions toutes faites. Elle libère une énergie et regarde des zones qui peuvent paraître banales alors qu’elles sont bien souvent occultées. Il y a une vraie jubilation dans la langue, avec des traits d’humour forts. Je me rappelle souvent cette phrase de Jean Genet parlant des femmes palestiniennes qui ont tout perdu mais conservent une forme de gaieté qui n’espère plus. Une pulsion de vie intérieure se révèle dans ces situations de crise. Mais l’affronter, si difficile que cela soit, n’est pas forcément ployer sous le tragique. Au contraire c’est peut-être une manière d’y mieux faire face. Le spectateur regardera les photos et le plateau comme depuis un au-delà, au sens où Roland Barthes dit qu’il y a toujours quelque chose de l’ordre de la mort dans une photo. Tout ce qui est au présent est joué comme des flashbacks, des persistances dans la tête des personnages. La dureté du texte ne doit pas nous faire tomber dans une culpabilité d’occidentaux mais plutôt amener un élan de réflexions.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 4 au 21 février
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Suivez les étapes de la création sur Facebook : https://www.facebook.com/pages/Pulv%C3%A9ris%C3%A9s-le-travail-de-cr%C3%A9ation/624891200892505


#Rencontre / débat avec Alexandra Badea et Barbara Engelhardt « Quels types d’individus nos sociétés fabriquent-elles à l’ère de la globalisation ? », lundi 17 février à 18h45, à la Librairie Quai des Brumes
#Théâtre en pensées : Petit miroir de la civilisation occidentale avec Aurélia Guillet et Blandine Savetier (metteuse en scène de Love and Money), samedi 18 janvier à 14h30 au TNS
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