Tiers-Lieux, nouvel eldorado ou coup d’épée dans l’eau ?

© Bliiida

Dans le sillage de la place toujours plus grande conférée au numérique, a émergé depuis une dizaine d’années le concept de Tiers-Lieu. D’abord regardée avec circonspection par le milieu culturel, la notion a peiné à s’imposer avant d’être récupérée par les politiques, qui s’en emparent depuis deux ans avec une logique de marché, menaçant de la vider de son intérêt originel. État des lieux en quatre exemples dans le Grand Est.

Un lieu intermédiaire spécifique

Auteur de la première thèse universitaire française consacrée aux Tiers-Lieux en 2017, le sociologue Antoine Burret les définit comme une « typologie de pratiques qui prend corps n’importe où (gare, foire, espace de co-working, école, etc.). C’est l’usage qui en fait un Tiers-Lieu. » Pour lui, il incombe de se concentrer sur ce qui permet de« faire tiers-lieu » plus que sur la localisation ou les espaces qui accueillent une pluralité d’activités. « Ce n’est pas simplement un endroit convivial où l’on discute, échange des services, mais où des personnes privées se rencontrent, conçoivent et administrent un objet commun : recette de cuisine, logiciel informatique, loi, œuvre… » Il nécessite un fort ancrage territorial au rayonnement local (une trentaine de kilomètres alentour) répondant à des besoins, favorisant la coopération d’une pluralité d’acteurs. Il s’appuie aussi sur une communauté engagée, une gouvernance partagée, dédiée à l’émergence de projets collectifs. 

Nouvelle manne

Le monde de la culture s’agite souvent au gré des modes qui traversent la société. Celle des Tiers-Lieux n’est peut-être pas la dernière en date, mais son poids dans les financements publics fléchés commence à en révéler l’importance aux yeux de l’État. En août 2021, l’Agence nationale de la cohésion des territoires proposait d’investir, en profitant du plan de France Relance, quelque 130 millions d’euros directement dans les 2 500 Tiers-Lieux recensés en France. Pas de trace ici du Ministère de la Culture, le document étant signé par celui de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales. Les promesses de financement y sont clairement tournées vers le développement économique (préservation des savoir-faire artisanaux, formation professionnelle, mobilier d’inclusion numérique).De quoi susciter les convoitises, mais aussi l’incompréhension du côté de ceux qui cheminent depuis longtemps dans la construction d’espaces où faire naître croisements, échanges, rencontres et équipements mettant les gens en état de faire, que ce soit dans la fabrication ou la pratique (artistique, artisanale, sociale…).

Utopie des origines

Philippe Kieffer nous a mis sur la voie des travaux de Burret. À Meisenthal, il coordonne ARToPIE, association à vocation culturelle créée en 2001, qui a investi l’ancienne orfèvrerie Manulor afin de développer un centre de création artistique dans une région qui connut l’âge d’or du cristal et du verre. Le sculpteur Stephan Balkenhol et sa compagne Anabelle Senger acquièrent les bâtiments pour créer un « lieu où faciliter et faire émerger le processus individuel et/ou collectif de création artistique en favorisant les rencontres. » Dès le départ, s’associent une troupe de théâtre amateur en dialecte platt et la fédération d’éducation populaire Culture et Liberté Moselle. Pour Philippe, l’objectif est de « rendre les gens acteurs et auteurs, pas spectateurs. Je suis convaincu que les possibilités d’agir sur le monde et la transformation sociale n’adviennent que parce que les gens font eux-mêmes. Le tout est de faire communauté, participer à l’émancipation de chacun, partager des visions du monde faisant qu’un village de 700 âmes ne tourne pas en rond sur lui-même. » ARToPIE est recensée sur la liste des Tiers-Lieux par la Région Grand Est. Philippe se souvient audépart, « de l’intérêt tout à fait nouveau des collectivités territoriales pour ce que nous faisions, nous qui ne rentrions dans aucune de leurs cases habituelles à l’inverse de la Halle verrière orientée musique et du CIAV pour l’artisanat. Mais force est de constater qu’on ne se reconnaît pas dans la définition institutionnelle qui en a émergé, mélangeant tout, notamment le fantasme de la start-up nation. Notre association, proche de l’éducation populaire, entend créer des communs et inventer la manière de les gérer sur son territoire d’influence. Ce n’est pas un co-working ou un fab-lab ouvert après 20h, l’un des critères qui leur importait ! »

Autre expérience rurale, celle de SIMONE, « camp d’entraînement artistique » installé dans l’ancienne usine de bottes Le Chameau, à Châteauvillain. Anne-Laure Lemaire vit à vingt minutes de ce bourg d’un peu plus de 1 500 habitants en Haute-Marne. Lorsqu’elle visite les locaux en 2015, cherchant à stocker ses décors, elle est saisie par « l’intuition des possibles qu’appelaient ces espaces laissés à un tarif dérisoire. » La metteuse en scène s’y installe avec sa compagnie et des gens participant à des ateliers amateurs. Leur « rêve partagé de ce qu’il pouvait devenir nécessitait d’habiter et de rendre vivant, accueillant et hospitalier ce lieu symboliquement et économiquement important pour les gens du coin, jusqu’à sa fermeture en 2008. » Rapidement, une association de Castelvillanois, pour la plupart ayant participé à un travail sur les migrants et l’accueil avec une compagnie brésilienne invitée, se charge de l’aspect convivialité. Un vide-dressing amène un peu d’argent et le pari de l’économie circulaire débute. Naissent un café associatif, un dépôt-vente / épicerie, un marché de producteurs et donc des repas servis le même jour à midi. Une idée commune à ARToPIE. « Notre chance a été que la Communauté de Communes investisse 450 000 euros au bout de deux ans pour isoler les bâtiments et nous permettre d’y travailler à l’année. Des communes très marquées à l’extrême droite votant de telles sommes pour une compagnie de théâtre, c’était fou », se souvient Anne-Laure.

En 2019, les deux associations laissent place à une seule, SIMONE, et la notion de Tiers-Lieu s’impose. « Nous cochions toutes les cases, le désir organique dès le départ de ne pas succomber à la programmation : de s’offrir le luxe d’accueillir en résidence comme nous pensions qu’il est juste de le faire », raconte-t-elle, enthousiaste. Au compte-goutte s’agrègent yoga, ateliers tricot et permanence numérique. Un an plus tard, ils font partie des 30 premiers lauréats du label Fabrique de Territoire à côté de mastodontes comme La Belle de Mai à Marseille. « Nous sommes très au clair sur le travail de fond que nous avons à faire : rencontrer les gens les plus proches des bourgs alentours et qui pensent que SIMONE n’est pas pour eux. Notamment les femmes isolées, dont la sociabilité se résume aux sphères domestiques ou à la sortie des écoles. À nous de devenir un lieu ressource pour elles », analyse-t-elle. « Tout ici est lié, nous sommes un grand corps avec des tissus conjonctifs qui marchent ensemble et se nourrissent de la communauté de gens qu’elle touche et génère. » La cantine fonctionne à plein toute la semaine tandis que s’inventent de nouvelles formes : la fête populaire Les Beaux jours propose des jeux pour toute la famille (payants) et des propositions artistiques impromptues (gratuites). « Les gens se laissent toucher. On sème des graines par la surprise. »

De la niche à la bulle

À l’opposé, l’hybridité des usages et des domaines d’activité possibles génèrent une grande diversité de positionnements des Tiers-Lieux. Depuis six ans, Bliiida à Metz faisait figure de modèle à orientation entrepreneuriale. Le basculement de la municipalité en 2020, passée du PS à LR, a entraîné l’abandon d’un projet d’investissement de 12 millions d’euros pour la réhabilitation des anciens hangars des bus messins où il est installé. Gauthier Raguenaud, chargé de projet et de développement de l’association TCRM – Bliiida, a dû convaincre de l’intérêt de ce lieu aux pratiques multiples accueillant 80 structures sur 30 000 m2. « L’idée est de faire se rencontrer des porteurs de projets du champ des arts visuels (artisans d’art, artistes), de l’audiovisuel (jeux vidéo, etc.), des associations de l’économie sociale et solidaire ou encore des start-ups de l’industrie créative et numérique avec l’incubateur The Pool. Que les uns apportent aux autres dans une synergie des compétences et projets. » Côté ressources, Bliiida a mis en place un système de loyers pour les résidents, quand ARToPIE négocie des contreparties (participation aux frais de fonctionnement) qui peuvent ne pas être que financières (animer des ateliers, faire de la médiation, présenter une création, etc.). À y regarder de plus près, on constate un glissement.

Les Tiers-Lieux s’orientent de plus en plus vers les “troisièmes lieux” théorisés par Ray Oldenburg : un ensemble de lieux intermédiaires américains s’intercalant, dans les années 1980, entre espace de travail et de vie de famille. La dynamique du co-working et des start-ups aux plages horaires tirant sur le nocturne et aux loyers attractifs s’accompagne d’un oubli (volontaire ?) des idéaux de départ. Gauthier Raguenaud se défend de ce positionnement : « Nous ne sommes pas une pépinière d’entreprises classique avec des clients cherchant des bureaux en-dessous du prix du marché. Les profils alléchés par un lieu cool et pas cher avec un environnement créatif sont repérés tout de suite et orientés ailleurs. » Pourtant, la part business des résidents est significative, comme la fuite du milieu alternatif initial. Pas sûr qu’ils trouvent un appui du côté du nouvel adjoint à la culture de Metz, Patrick Thil. L’élu se demande « pourquoi des artistes, là depuis le départ, le sont encore des années après ? C’est qu’ils n’ont pas trouvé leur clientèle et su s’insérer dans le marché. » Sa vision est celle d’un « incubateur pour l’émergence et surtout les jeunes diplômés de l’École supérieure d’Art de Lorraine » dont il entend déplacer, à Bliiida, les ateliers de menuiserie et de ferronnerie. La subvention actuelle de 250 000 euros, elle, ne bougera pas. Quand on pointe ce surcroit d’activité auquel s’ajoute la mise sur pied d’un lieu de répétition promis aux compagnies de théâtre et de danse de la ville, il assure qu’il est « déjà bien de maintenir le budget de la culture en période de crise ». L’édile, qui ne jure que par « le label Lorn’Tech [devenu French Tech East, NDLR] et le mélange de start-ups du médical, du bancaire, des nouvelles technologies avec l’artisanat » estime d’ailleurs qu’il « faudra que la municipalité ait son mot à dire sur le recrutement des artistes. »

Julien Floria, Directeur de l’Arche © Bartosch Salmanski – 128db.fr

Un Tiers-Lieu nait d’une communauté se réunissant pour collaborer, agir sur son tissu social, culturel ou économique. Il s’invente par le bas, via une mise en commun des moyens, des objectifs et des fins, qui ne prennent sens que parce qu’ils répondent à des besoins, des envies ou des intérêts partagés par les personnes s’y impliquant. En ce sens, toute initiative descendante frise le non-sens. À Villerupt, ville ouvrière posée à la frontière luxembourgeoise, qui vivait de l’acier, L’Arche – « Tiers-Lieu arts, musiques & nouvelles technologies » – a ouvert en mars. Le projet est au cœur d’une “nouvelle ville”… à venir. 1 900 logements vont sortir de terre d’ici 2025. Le soutien politique est total : 13 millions d’euros d’investissement, mais seulement 600 000 euros en fonctionnement annuel, là où il faudrait deux fois plus pour faire dignement vivre le tout, qui abrite une salle de spectacles, un cinéma, des studios, un médialab à la pointe (son et image) et un bar-restaurant dans un immense hall. Son directeur Julien Floria, ancien co-fondateur de Bliiida, a la lourde tâche de combler un vide culturel dans ce territoire avec une équipe de 16 personnes. « Je parie sur la technologie, aujourd’hui centrale dans les œuvres et pratiques. J’ai envie d’une énorme boîte à outils pour permettre à des artistes de concevoir des choses, en cassant le recours à une seule discipline. Mais dans cette ancienne cité minière sinistrée, il faudra décloisonner, être le lieu de liaison et de rencontre entre ancienne et nouvelle ville, proposer des ateliers de savoirs pour transmettre et créer des vocations. » Comment faire sans partir d’eux ? Et surtout comment ne pas mélanger dans un fourre-tout, en enfilant le costume à la mode du Tiers-Lieu, son intérêt avec les missions existantes de structures de production et de diffusion culturelle ? 

Pour Anne-Laure Lemaire « l’institutionnalisation en cours équivaut à la mort de l’idée de départ des Tiers-Lieux. L’état de grâce va durer une poignée d’années, bien financées, avant de devenir tout et surtout n’importe quoi. Cela demande beaucoup de vigilance de ne pas tuer le désir et le vivant-vibrant de ces aventures. Quand on voit ce mélange de pragmatisme politique et de néolibéralisme incantatoire poussant chacun à créer ce qu’il n’a pas, le paradoxe devient intenable. Le Tiers-Lieu ne peut être la réponse à tous les problèmes. » Cette récupération actuelle, Philippe Kieffer la regarde avec la lucidité du déjà-vu : « C’est la force des tenants d’un modèle marchand que de s’emparer des initiatives émergentes et de placer la question économique au cœur du projet, avant l’humain. »

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