Pourquoi tant de Buren ?

Artiste français omniprésent, adulé ou décrié à travers le monde, célèbre pour ses rayures comme les réactions qu’il suscite. Et si Daniel Buren avait ouvert la voie à l’art urbain, au développement de la commande publique ou même aux événements de mai 68 ? Rencontre lors du montage de son exposition, Allegro Vivace, à Baden-Baden.

« Je suis à vous dans cinq minutes », nous répète Daniel Buren, entouré de son armée d’assistants, chaque fois qu’on s’approche en trépignant avec insistance. Pas facile de détourner l’artiste – les mains peinturlurées et un double mètre pliant sous le bras – de ses pinceaux, crayons, plans, mesures et calculs. Enfin à l’écart de son chantier, Buren prévient : « Rien sur ma vie privée ! » Quant au reste…

Né à Boulogne-Billancourt en 1938, il s’intéresse très tôt à tout ce qui touche aux arts plastiques et, au moment de la post-adolescence, à la littérature, au cinéma. Vers 17 ans, Buren mène une étude sur les peintres ayant travaillé dans le Sud de la France, de Cézanne à Picasso, qu’il rencontre à cette occasion. Il entre à l’École des Métiers d’Art en 1957 puis, après un passage éclair aux Beaux-Arts, fait de la vidéo avant de se concentrer sur la peinture, réalisant des toiles qui « n’intéressaient pas grand monde », s’amuse-t-il aujourd’hui. En 1965, alors qu’il cherche à réaliser une forme « la plus nulle, la plus distanciée et mécanisée possible », loin de tout affect, il “trouve” ses fameuses bandes verticales de 8,7 cm de largeur, sur des stores. « Je me suis rendu compte qu’elle existait dans le commerce. » Il n’avait plus qu’à l’utiliser telle quelle. Par le choix de travailler avec cet “outil visuel”, il affirme une remise en question de la peinture telle qu’on la connaissait jusqu’alors qui « devait s’arrêter », rien de moins. Sens de la provoc’, volonté de « faire table rase ». Une radicalité partagée avec Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni, fondateurs de BMPT, regroupement éphémère (de 1966 à 1967) des quatre artistes. Punks avant l’heure (« on était véritablement des sauvages »), ils créent un manifeste, affirmant par exemple que « puisque peindre c’est illustrer l’intériorité, nous ne sommes pas peintres ». Un pied de nez aux créateurs plan-plan et académiques qui sévissaient à l’époque. Un bras d’honneur à la France pré-68. Une période « horrible », nous rappelle Buren : « Chape de plomb, censure, fin calamiteuse des guerres d’Indochine et d’Algérie, de Gaulle finissant… » Rétroactivement, les positions de BMPT, qui paraissaient extrêmes et parfois fantaisistes, prennent, après les événements de mai 1968, dans lesquels le plasticien s’impliqua activement, « une toute autre résonance ».

Rayé & barré

1967. Daniel Buren fait imprimer du papier rayé. Il quitte le chevalet, colle ses bandes dans les rues parisiennes. By night, in situ, bien avant l’explosion des graffeurs armés de bombes aérosols. « À l’époque, à part dans les pissotières, il n’y avait pas de graffitis. » Cette activité plastique, peu coûteuse, « non financée par qui que ce soit », loin des institutions, lui permet de sortir d’un atelier trop exigu et de toucher un large public en s’accaparant les panneaux d’affichage, habitués aux publicités et messages politiques, jamais aux œuvres artistiques. Une action « anonyme, brute de décoffrage » qui interpelle les passants noctambules et les patrouilles de police. Les agents, le considérant comme « un tapé » ne l’importunaient pas bien longtemps. « Je me suis alors mis à travailler de jour, en risquant de me faire attaquer par les publicitaires, car je m’en prenais directement à la pub, mais ça n’est jamais arrivé. » Il s’empare de la ville par nécessité, prenant ainsi « de l’avance sur tous les autres artistes qui interviendront dans l’espace public ». Dès que la commande publique « qui n’existait plus depuis plus de 100 ans, a été relancée en France au début des années 1980 », Daniel Buren commence à gagner beaucoup de concours, étant capable de répondre aux problématiques de la cité et l’urbanisme. « Mon expérience m’a donné une connaissance, d’abord intuitive, sur le fonctionnement d’une ville, ses points stratégiques. J’ai pu répondre plus “justement” aux commandes. »

La liste de ses œuvres installées à travers le monde est actuellement longue comme quatre bras (citons D’un Cercle à l’Autre : le paysage emprunté, ensemble de panneaux de bois percés installés dans la ville de Luxembourg). Il propose des interventions qui entrent dans l’espace et « jouent avec le contexte, quitte à le perturber. Mon travail n’est pas autonome ! », affirme-t-il, brisant le mythe de l’autonomie de l’œuvre d’art.

Les “Colonnes” & autres scandales

Ses bandes, ses carrés colorés et ses jeux de miroirs (comme ceux qui recouvrent les murs de la Kunsthalle de Baden-Baden) sont autant d’éléments qui permettent de souligner un lieu, une architecture, un paysage, de changer le regard qu’on leur porte. Parfois, ses installations sont perçues comme iconoclastes. Ce fut le cas en 1971, au Guggenheim Museum de New York au milieu duquel il suspend une vaste pièce de tissu rayé, attisant la colère de Donald Judd et Dan Flavin. « Une fois le tissu tendu dans le bâtiment de Frank Lloyd Wright, Judd et Flavin, artistes très influents à l’époque, ont dit que si “cette merde” n’était pas enlevée, ils partiraient. Je ne faisais pas le poids. On m’a mis dehors alors que je n’avais pas dans l’idée de “renverser” le musée. » Un épisode qui, selon Buren, prouve notamment qu’il n’y a plus d’artistes / ouvriers sous le joug des musées / patrons. « Depuis les années 1960, les institutions ont volé en éclats, elles ont changé afin de suivre certains artistes qui sont les véritables décideurs. »

Daniel Buren poussera l’expérience du Guggenheim en réalisant, à partir de 1975, ses “cabanes éclatées” et autres compositions architecturales. Ce glissement se fait petit à petit, de manière empirique, en fonction des invitations des villes ou musées (et toujours hors de tout atelier). L’artiste débute une série de « constructions dans des constructions. Plutôt que de simplement m’incorporer dans l’architecture, j’ai cherché à la cacher, la rendre invisible. » Un camouflage, comme à Paris, à l’ARC, où, en 1983, il construisit un grand corridor en zigzag, annulant « les caractéristiques physiques du lieu ». Dans le hall du Mudam, il a recréé à l’échelle le pavillon (et sa verrière) attenant au musée luxembourgeois. Vertigineux jeu d’emboîtement, de poupées russes…

En 1986, année où l’artiste se voit décerner le Lion d’or à la Biennale de Venise, il inaugure Les deux plateaux dans la cour d’honneur du Palais Royal à Paris. Buren se souvient très bien de la polémique qui sévit alors, allant même jusqu’à exposer, en 2002, de manière ironique, les palissades de l’époque – inscriptions injurieuses comprises, « afin de réintroduire un échos des réactions » – dans sa grande exposition Le Musée qui n’existait pas au Centre Pompidou. « Certaines personnes ne tolèrent pas que des œuvres d’aujourd’hui viennent dépareiller les lieux historiques comme le Palais Royal », oubliant l’atroce parking qui occupait l’espace avant les colonnes… « C’est une question que l’on peut poser, mais elle a les pieds courts car il ne s’agissait pas, du moins dans un premier temps, d’une remise en cause du travail artistique réalisé », nous dit-il, qualifiant cette controverse de « superficielle ».

Foutre le feu & lancer le débat

Bien plus tard, en 2007, Daniel Buren menace d’enlever ses colonnes alors en très mauvais état (elles seront restaurées en 2010). « On a laissé à l’abandon une pièce de cette taille, sous les yeux du ministre en charge de la conservation du patrimoine : ça en dit long sur le sort de toute la commande publique en général », s’insurge l’artiste, évoquant aussi sa réalisation, en délabrement, place des Terreaux à Lyon. « Je vais foutre le feu un de ces jours. On permet à des artistes de faire quelque chose pour la cité, mais sans suivi. Cette situation est risquée car elle met en péril l’idée même d’intervention artistique dans l’espace public ! » Depuis les années 1960, Buren parvient, parfois malgré lui, à poser des questions, créer le débat, susciter les passions, s’attirer les foudres de beaucoup et bouleverser l’ordre des choses. Une simple feuille de papier zébré peut lui suffire.

À Baden-Baden, à la Staatliche Kunsthalle (et dans la ville où sont accrochées des bannières), jusqu’au 22 mai

+49 72 21 300 76 444 – www.kunsthalle-baden-baden.de

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