Palimpseste d’espace

© Laurent Padiou

Aurélien Bory1 s’empare de la scénographie d’une pièce créée en 1994 par Mladen Materic pour revisiter mémoire et représentations dans Je me souviens Le Ciel est loin la terre aussi.

Le Ciel est loin la terre aussi est la pièce fondatrice de votre parcours théâtral puisque son auteur vous a pris sous son aile…
Je venais d’arriver à Toulouse, quittant mon parcours scientifique et mon premier travail en Alsace. C’était un moment charnière et cette pièce du Théâtre Tattoo m’a beaucoup marqué, même si j’avais vu des choses importantes à Strasbourg, notamment Tadeusz Kantor au Maillon. Mladen Materic s’est intéressé à ma démarche et j’ai joué pour lui les années suivantes.

Comment s’effectue ce travail de mémoire en repartant de la scénographie du spectacle ?
Je travaille sur son sens plus que sur cette époque-là. Les périodes se superposent et j’explore le lien entre mémoire et représentations. L’idée n’est pas de retrouver le spectacle d’il y a 25 ans, dont je ne me souviens plus guère [rires], mais de voir dans quel endroit inconnu ce qu’il en reste peut m’amener.

Comment transformez-vous le décor dans cet exercice de style proche du palimpseste ?
Je garde la scénographie d’origine telle quelle, en y ajoutant une simple action avec un impact fort qui incarne le Je me souviens, c’est-à-dire la mémoire sur le plateau. Nous recouvrons toute la scène de billes de plastique blanches. Le décor flotte littéralement, comme plongé dans la neige. Tout roule dessus. Chaque bille est une cellule de mémoire, un fragment, une pièce du puzzle formant le motif principal. Mémoire et oubli dialoguent alors comme dans Espèce d’espace de Perec2. Cette intervention contraint fortement la scène où il devient impossible de marcher. Tout est comme ralenti, alors que dans le théâtre de Mladen Materic, tout était toujours en mouvement. De toute façon, il avait égaré le sol de sa scénographie, j’ai comblé le manque et l’oubli !

Que nous raconte Je me souviens alors même que la pièce d’origine était muette, entièrement tournée vers une théâtralité d’actions ?
C’est une superposition d’autobiographies : à 23 ans je découvre un spectacle en jeune homme entrant dans la vie. Dans l’histoire de ce couple avec enfants dont les grands-parents vont mourir, je m’identifiais alors aux plus jeunes. Aujourd’hui, je suis totale ment dans le rôle de l’homme qui va perdre son père. J’ai grandi et évolué pour arriver au cœur même de la problématique de la pièce, celle du milieu de la vie où tout est encore possible même si déjà bien compromis. Le titre, Le Ciel est loin la terre aussi, me parlait autrement. J’y voyais un propos sur l’inaccessibilité des choses matérielles et spirituelles. Au final, ce questionnement autour de la mort, la famille et la transmission correspond à un enjeu constitutif du théâtre, art qui se réinvente sans cesse, qui s’oublie et doit se régénérer dans le souvenir des choses comme dans la nouveauté au présent. Nous respectons le travail de Mladen Materic qui co-signe Je me souviens, me permettant de rejouer au plateau, comme dans mes trois premiers spectacles. Nous partons des souvenirs qui émergent pour observer quelles confusions ils amènent, la physique-chimie de la mémoire ne se gênant pas pour remplacer, substituer et transformer tout !

© Laurent Padiou

N’y a-t-il pas une inévitable déception à confronter un souvenir à la réalité ?
Je m’étais préparé à cette déception, notamment parce qu’un décor séparé de sa raison d’être – des lumières, des comédiens… – n’est qu’un amas d’objets. Mais ce qui est beau c’est qu’elle fait partie du spectacle au même titre que l’espérance. Une fois restauré, le décor a retrouvé son éclat. Nous lui avons redonné vie. L’autre écueil à éviter est celui de la nostalgie. C’est pourquoi nous essayons de nous tourner vers le présent, conscients de vivre avec les souvenirs qui nous nourrissent mais qui doivent aussi nous pousser à en produire de nouveaux.

Haris Haka Resic et Jelena Covic vous accompagnent sur scène. Ils sont les témoins vivants de cette pièce…
Ces deux acteurs reprennent leurs rôles, même s’ils ont maintenant l’âge de jouer les grands-parents plus que les parents. Ils s’emparent de leur partition comme si rien n’avait changé, avec les mêmes problèmes, comme s’ils rejouaient tout depuis 25 ans. C’est très beau… Finalement ils vont glisser dans le rôle de leurs parents tandis que j’explorerai tous les rôles car, au théâtre, tout est possible !

Avez-vous percé le mystère de la fabrique du théâtre d’actions de Mladen Materic ?
Pas encore ! Je l’observe avec beaucoup d’intérêt et plus de recul qu’avant. J’ai bâti mon propre théâtre en me trompant, en essayant de faire comme lui sans y parvenir, donc en faisant comme je pouvais, à ma manière. Je regarde autrement sa manière de faire. Je crois mieux le comprendre même si le réalisme magique et poétique qu’il articule incroyablement n’est qu’à lui ! Sans complaisance, je tente de comprendre par ce cheminement le fonctionnement de nos représentations, d’activer les souvenirs des autres en miroir, comme Perec. En le lisant, je ne comprends pas véritablement ce dont il me parle, mais je superpose mes souvenirs aux siens. J’espère réussir à procéder de la même manière dans cette pièce.


À la Comédie de Colmar, du 16 au 18 octobre
comedie-colmar.com
• Rencontre avec l’équipe artistique jeudi 17 octobre à l’issue du spectacle

1 Lire nos articles sur ses pièces Plan B, Sans Objet et Plexus dans Poly n°165, 167 & 176 ou sur poly.fr
2 Ce livre de 1974 a inspiré le spectacle Espæce à Aurélien Bory, à découvrir samedi 23 et dimanche
24 novembre au nouveau Maillon strasbourgeois – maillon.eu

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