Notre liberté, la solitude

Photo de Marc Stephan / IIPM

Avec Empire, le metteur en scène Milo Rau clôt sa trilogie de l’Europe. Un théâtre documentaire à la recherche intime de la violence constitutive de notre histoire commune.

L’importance et l’originalité du travail de Milo Rau dans le théâtre actuel se mesure aisément à ses invitations successives sur de nombreuses scènes du Rhin supérieur. De la Kaserne de Bâle au festival franco-allemand Perspectives (Sarrebruck et Forbach) en passant par Le Maillon strasbourgeois, les curieux d’entre-nous ont eu de multiples chances de découvrir Hate Radio1, Five Easy Pieces ou Compassion. L’histoire de la mitraillette2. Des pièces ultra documentées, plongeant dans les horreurs génocidaires contemporaines avec son International Institute of Political Murder3, maison de production fondée en 2007 par celui qui était nommé l’an passé à la direction du Théâtre national de Gand (NTGent).

Photo de Marc Stephan / IIPM

Exils
Après The Civil Wars où il interrogeait les motivations de jeunes recrutés pour faire le djihad et The Dark Ages qui revenait sur l’éclatement des Balkans, Empire clôt cette trilogie secouant l’Europe en réunissant à nouveau quatre acteurs grec, roumain et syriens pour évoquer leur vie et leur avenir, leur traversée du chaos du monde et leur renaissance. La pièce s’ouvre sur une façade d’immeuble en pierre avec balcon métallique, ruinée par des traces de combats. Elle sera rapidement retournée par les comédiens sur un air de piano d’Eléni Karaïndrou tiré de L’Éternité et Un jour, film de Theo Angelópoulos, Palme d’or 1998. Instants de poésie avant un flot de confessions âpres, livrées sur le mode du récit personnel. Ici on ne joue guère, on raconte sa vie dans une petite cuisine fidèle à celle de l’appartement de Ramo Ali, en Syrie. Un intérieur chargé de cadres, photos et babioles (carte, globe terrestre, icône…). Une table et des chaises. Au-dessus, un écran sur lequel sont projetés les visages des protagonistes en gros plan, captés par une caméra manipulée par leur soin dans un angle. Les micro-expressions, contenant peines, rires et émotions, nous happent littéralement. Fidèle au premier point du manifeste qu’il signa à sa prise de fonction à Gand, Milo Rau n’entend « plus seulement dépeindre le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle. » Exit le spectaculaire. Ce sont des couches de vie qui se dévoilent. Dans une douceur toute introspective, Ramo raconte son enfance, 13e d’une fratrie de 14 Kurdes vivant au Nord de la Syrie, dans cette bande entre la Turquie et l’Iraq. La violence paternelle remplie d’injustice pour forger « un homme fort ». Le théâtre, commencé petit dans la troupe du parti Baas. Rami Khalaf se remémore aussi sa Syrie natale, son père militaire, le massacre des frères musulmans à Hama en 1982, les guerres avec Israël et, ensuite, le magasin familial qu’il tenait le plus souvent. Ses rêves de bananes, incroyablement chères lorsqu’il était petit et qu’il achète aujourd’hui par kilos, par vengeance, sans vraiment les consommer. La mort de son père à 76 ans, quatre mois avant la révolution syrienne et son soulagement « car il aurait peut-être été pro-régime ». Deux récits dans lesquels la fuite est vitale. Celle de l’enfermement et de la torture dans la prison de Palmyre pour avoir joué une pièce en kurde à Beyrouth, comme une présence sur des listes de terroristes pour avoir… manifesté. Les fausses identités empruntées pour fuir et un passé qui hante jusque dans la recherche méthodique d’un frère disparu au pays parmi près de 12 000 photos de prisonniers exécutés dans les prisons de Bachar el-Assad. Les quelques clichés projetés glacent autant que l’émoi submergeant Rami.

Photo de Marc Stephan / IIPM

Deuils
Il y a aussi Akillas Karazissis dont les grands-parents fuirent les répressions de la Révolution d’Octobre de Kiev à Odessa en passant par Vladivostok, pour finir à Thessalonique sans le sou. L’exode et ses ravages, une grand-mère jetée dans le ghetto russe, sans ses fils, par sa belle famille aisée. Un père piètre peintre qui s’est battu contre les Italiens pendant la Seconde Guerre mondiale avant d’y rester perfectionner son art, la Dictature des Colonels et l’hystérie anti-communiste des dramatiques radio sur les espions yougoslaves nourrissant ses peurs d’enfant de les voir débarquer et l’exécuter. La maison paternelle de vacances, totalement isolée et sa fuite à Heidelberg – « loin des Ladas noires de la police secrète grecque » – dans l’Allemagne de Fassbinder, celle du bal des cœurs solitaires où les jeunes immigrés séduisent des quinquagénaires allemandes en mal d’aventures. Un endroit où avoir la place de se trouver, s’inventer, se construire dans son imaginaire. De se prendre pour un poète. De jouer très mal de la guitare dans un groupe mais d’avoir du succès. De se retrouver par hasard dans une pièce en étant simplement là, dans son « minimalisme dépressif » et faire carrière. Maia Morgenstern est la dernière de la bande des quatre. 28 ans passé sous Ceaușescu, dans une famille juive non pratiquante et communiste forcenée. Un père russophone de Bessarabie (Moldavie actuelle), mathématicien, chassé de l’Université pour avoir critiqué le régime. Celle qui jouait Marie dans La Passion du Christ de Mel Gibson, alors qu’elle était enceinte, se souvient des polémiques sans fin à la sortie du film. Lors d’un tournage pour un long métrage à Auschwitz, elle prend conscience de son histoire familiale, du rôle de la Roumanie dans les déportations de Juifs comme son grand-père qu’on ne retrouva jamais. De ceux ayant eu plus de chance, comme sa grand-mère et son père, même si elle ne peut retenir ses tremblements en racontant son père s’énervant au souvenir de ce qu’il subit dans les camps de travail. Milo Rau confronte patiemment ces récits personnels – les croyances, religions et identités plurielles, bousculées par les événements du monde – à de grandes mythes : Jason et Médée, Jésus et la Vierge Marie. Se dessine ainsi le portrait d’une Europe à l’origine de la plupart des conflits entraînant les déplacements de population, productrice de violence tout en étant terre d’accueil et de salut provisoire pour les réfugiés. Face au retour impossible, la douleur à distance est omniprésente. Le théâtre devient cet endroit de partage, une reconstruction sur les ruines de ce qu’était leur vie. Le début d’une réconciliation qui se clôt par quelques vers de L’Orestie : « La tempête du malheur gronde encore, et de la cendre qui meurt lentement s’échappent encore les vapeurs épaisses de la fortune. Oh, cette vie humaine ! Quand elle est heureuse une ombre suffit à la transformer. Dans le malheur, une éponge humide l’essuie et l’écriture disparaît… »


Au Maillon-Wacken (Strasbourg), mercredi 13 et jeudi 14 mars (en arabe, grec, kurde et roumain, surtitré en français et en allemand)
maillon.eu

1 Lire Poly n°186 ou sur poly.fr
2 Lire Poly n°192 ou sur poly.fr
3 international-institute.de

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