Les possibilités d’une île : Nos îles à la Fondation François Schneider

© Steeve Constanty

À Wattwiller, la Fondation François Schneider part à la découverte de Nos îles, dévoilant l’envers du décor de ces bouts de terre fantasmés.

Île… était une fois la cale obscure d’un bateau, le bruit assourdissant des vagues et du vent, le roulis qui rend fou, avec pour seul espoir la lueur fragile d’une ampoule grésillant au plafond. Ainsi débute la traversée de Nos îles, exposition en forme d’exploration de l’insularité dans toutes ses métaphores variées. D’entrée de jeu, l’immersive installation sonore de Philippe Lepeut (C’est du vent, 2015) arrache le visiteur à la terre ferme de la réalité pour le transporter vers les rives d’un ailleurs… Paradis ou enfer ? Sans doute les deux, mon capitaine ! À l’instar de cette cabane de bois à taille réelle, entièrement meublée, que l’on découvre en s’enfonçant dans la jungle après avoir accosté. Refuge (2007) atypique vers lequel on se sent irrésistiblement attiré, mais dont le plasticien Stéphane Thidet a fait un lieu diablement hostile, à l’intérieur duquel une pluie tropicale se déverse avec fracas, sans discontinuer. Hypnotique… et glaçant ! Dedans / dehors : tout est inversé. Quant aux trois autochtones du Mulhousien Pierre Fraenkel (Monstrum, 2020), qui se tiennent à quelques mètres de là, avec leurs coiffes chamaniques tressées de fils DMC rouge sang et leurs cornes acérées, c’est à se demander s’ils ne s’apprêtent pas à célébrer une quelconque cérémonie rituelle, dont le naufragé serait – au choix, selon le rapport qu’on a à l’étrangeté – l’invité de marque ou la victime à sacrifier. 

Sur la plage abandonnée…

Dans l’histoire ici contée, on comprend vite avoir échoué sur un archipel à mille lieux de nos fantasmes d’éden aux verts palmiers et rivages bleutés, d’îles aux trésors, d’envoutantes vahinés et de Robinson Crusoé. Chacun des vingt artistes conviés s’attache en effet à déjouer les nombreux clichés sur ces mondes insulaires qui, depuis l’Odyssée d’Homère jusqu’à Houellebecq, en passant par Gauguin, Thomas More et Aimé Césaire, ont irrigué la littérature, la philosophie, la peinture… et colonisé tout notre occidental imaginaire. Entre aspiration aux vacances d’été et quotidien harassant de l’année passée à trimer, Axel Gouala (Totems-Voyage, 2018-2020) invite ainsi à un bien drôle de voyage au pays du tourisme de masse, avec ses plages pas si idylliques que cela, faites de cocotiers montés sur tube d’aspirateur ou ventouse de WC… Du rêve au cauchemar, il n’y a souvent qu’un pas ! Remain (2018), film coup de poing de l’Australo-Iranienne Hoda Ashfar en fait d’ailleurs la démonstration par l’extrême. On y découvre un petit bout de terre enchanteur, perdu au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans les eaux couleur d’azur de la mer de Bismarck : Manus Island. Entre ciel infini et sable blanc, la photographe et vidéaste a minutieusement enregistré les récits tragiques d’hommes qui vivent là, prisonniers depuis des années du centre offshore de rétention de migrants que le gouvernement de Canberra y a installé. Face caméra, tous racontent les mêmes trajectoires faites de traumatismes et de drames, brutalement stoppées pendant leurs traversées désespérées depuis l’Iran, la Somalie, l’Afghanistan… vers l’Eldorado australien qu’ils n’atteindront désormais plus jamais. 

Coquillages et crustacés

L’île reculée est par nature une prison : les Anglais déjà nous l’avaient appris en exilant Napoléon à Sainte-Hélène, rocher volcanique paumé au milieu de l’Atlantique, à près de 2 000 kilomètres de la Namibie. Après tout, ce n’est pas pour rien que le terme “isolement” dérive du latin insula… De la Marseillaise Yohanne Lamoulère, qui met en photographies deux mois de confinement passés sur un bras du Rhône (L’île, 2020) – à deux pas des villes et pourtant si proche du sauvage et du mystérieux – à Gilles Desplanques, qui se filme attendant Godot sur son Île de béton (2016) comme un pantin égaré sous un échangeur autoroutier, toutes les solitudes y passent. La plus romantique, avec les noires falaises ébréchées d’Ouessant, capturées par le regard de Cécile Beau (Isle, 2014)… comme la plus absurde, filmée par Olivier Crouzel à Yali (2021), poétique îlot blanc de la mer Égée devenu une véritable carrière à ciel ouvert, d’où l’on extrait de la pierre ponce par cargaisons entières pour bâtir dans nos contrées de jolies petites maisons soi-disant écologiques et bien isolées. Utopies exotiques et politiques désillusions s’entremêlent ainsi tout au long d’un parcours délicatement tissé, qui jamais complètement ne bascule et tient le visiteur suspendu sur un fil, tendu entre la réalité et la fiction. L’enchantement, lui, ouvre et clôt la circumnavigation. Au fracas initial de la houle répond en un fragile écho le carillon de nacre du nuage de coquillages créé par le plasticien sonore Stéphane Clor (Sans Titre, extrait d’Imaginary Soundscape, 2016), comme un éclat de beauté sereine après la tempête.


À la Fondation François Schneider (Wattwiller) jusqu’au 18 septembre 
fondationfrancoisschneider.org

Légendes

1. Stéphane Clor, Sans titre (extrait de Imaginary Soundscape), 2016, courtesy de l’artiste
2. Brankica Zilovic, Embrace again, 2018, courtesy de l’artiste et de la galerie Laure Roynette
3. et 4. Stéphane Thidet, Sans titre (Le Refuge), 2007. Collection les Abattoirs Musée, Frac, Occitanie Toulouse © Adagp, Paris, 2022

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