Les invisibles

Édouard Louis et Stanislas Nordey par © Jean-Louis Fernandez

« De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. » Ainsi débute En finir avec Eddy Bellegueule, premier roman d’Édouard Louis1, victime de violence paternelle qu’il pardonne dans Qui a tué mon père. Ce texte qui dénonce un système broyant les plus faibles est mis en scène et interprété par Stanislas Nordey, directeur du TNS.

« Si ce texte était un texte de théâtre… », écrit Édouard Louis dans l’ouvrage que vous lui avez commandé : de quoi s’agit-il alors ?
C’est bien un texte de théâtre ! Édouard tente de réduire l’écart entre la littérature et le théâtre : il a adapté son geste d’écriture pour en faire une oeuvre littéraire pouvant être dite. Lorsqu’il nomme Sarkozy ou Macron, il sait qu’ils n’ont normalement pas leur place dans un roman. De même, dans une pièce, j’ai davantage l’habitude de convoquer Zeus ou Agamemnon que de proférer ces noms !

Vous aimez vous fondre dans d’autres personnes et incarnez l’auteur sur le plateau. N’a-t-il jamais été question qu’il dise ses propres mots ?
Non, car les gens oublient ainsi qu’il s’agit de la “petite histoire” d’Édouard. Son propos intime, passant par un autre corps, une autre voix, devient universel et parle à chaque spectateur, renvoyé à sa propre enfance, son rapport au père, au politique.

Dans En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis relate les terribles insultes homophobes proférées par ses parents. Sa “suite”, Qui a tué mon père, insiste sur le poids d’une éducation dans laquelle il fallait « construire un corps masculin, ne pas se comporter comme une fille et montrer son insoumission ». Comment arriver à pardonner ?
Il y parvient en prenant de la distance : il a quitté le territoire fermé où il a grandi, s’en est éloigné géographiquement et sociologiquement. Le pardon serait impossible sinon ! Dans son ouvrage, il s’adresse à un père qui, lui, ne s’en est pas sorti.

Il comprend qu’il a été victime de la violence que son père subissait lui-même…
Ce très beau texte est une lettre d’amour, une réconciliation. Il ne cherche pas à excuser l’irréparable, mais à saisir les raisons qui ont conduit à ses blessures qu’il peut alors soigner. Son père a reçu une injonction à la masculinité et comprend d’où surgit l’homophobie dont il a été victime. Les biographes s’intéressent aux destins d’Élisabeth d’Angleterre ou de Napoléon Bonaparte, jamais à ceux des gens de peu ou de rien. Édouard dessine le destin d’un homme ordinaire. D’ailleurs je viens de voir J’veux du soleil !, le film de François Ruffin : il porte un regard sur les invisibles, comme le fait Édouard dans son livre publié avant le mouvement des Gilets jaunes.

Il écrit que le dos de son père a été broyé par un poids tombé sur lui dans l’usine où il travaillait. Il devient alors une « bouche inutile » pour les dominants, les gouvernements successifs. La politique est-elle vraiment « une question de vie ou de mort » ?
Les décisions politiques ont très peu d’impact sur les gens qui vivent dans le quatrième arrondissement parisien, mais ça n’est pas le cas pour les gens dans une situation de précarité. Ceux qui n’ont rien peuvent être expulsés de chez eux du jour au lendemain et se retrouver sans logement, alors que le cadre supérieur devra s’acheter un peu moins de mozzarella pour mettre dans sa salade de tomates… L’impact peut être très violent sur les plus démunis : c’est peu dit sur les scènes de théâtre.

La politique ne se résume quand même pas à cinq euros d’APL retirés ?
C’est une chose très concrète. On élit des gens pour tenir des promesses qu’ils ne tiennent pas. La politique est très noble, mais Emmanuel Macron lui enlève sa noblesse lorsqu’il dit que cinq euros, ça n’est rien. Édouard Louis lui répond que c’est faux !

Sur scène, vous l’incarnez face à son père : un mannequin hyperréaliste, courbé, le visage caché dans sa main. Au fur et à mesure, d’autres apparaissent tandis que tombe la neige. Pourquoi y a-t-il plusieurs pères ?
Au départ, je voulais un acteur, mais dans son livre, Édouard s’adresse à lui via la littérature, pas frontalement. Il a fallu trouver une manière de le “représenter”, en le déclinant pour affirmer que c’est un père et tous les pères.

La musique, parfois vrombissante, composée par le guitariste Olivier Mellano2, avec lequel vous travaillez fréquemment, a une place de choix : quel est son rôle ?
Au début, j’ai beaucoup parlé d’Ennio Morricone et du Clan des Siciliens avec Olivier. Tout comme des films de samouraïs ou des thrillers des années 1970. Je voulais qu’on explore ces pistes. Il m’a, dès le départ, semblé essentiel qu’un dialogue s’instaure avec la musique, que le texte soit sous-tendu par une narration nouvelle, pleine de suspens. Qui a tué mon père pourrait très bien être un titre de polar, un bouquin d’Agatha Christie.


Au Théâtre national de Strasbourg, du 2 au 15 mai

tns.fr

1 L’auteur a sorti trois romans aux éditions du Seuil : En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Histoire de la violence (2016) et Qui a tué mon père (2018) – seuil.com

2 Lire notre entretien dans Poly n°166 

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