Le voyage intérieur

Photo de Benoît Linder pour Poly

À l’issue du confinement, Rodolphe Burger a sorti un nouvel album tout à fait inattendu : avec Environs, il explore un peu plus encore ce qui le rapproche de ses origines.

Chez Rodolphe Burger, il est question d’un cheminement permanent. Avec cette singularité : sa destination est souvent sa provenance même. Ce point de départ, insoupçonné, en amont de son itinérance vers lequel il se dirige immanquablement. N’en concluons pas que le compositeur alsacien tournerait en rond – ou pire qu’il ferait marche arrière –, non, nullement. Il avance vers ce qui constitue la source même de sa création enfouie, quelque part, au cœur de ses nombreuses filiations. Vers ce qui le constitue fondamentalement.

Imprévu
C’est le cas, une nouvelle fois, avec son dernier album, Environs. Un disque qu’il juge « imprévu », publié au printemps après le confinement. S’il estime lui-même qu’il s’agit de l’opus « le plus libre qu’il ait jamais enregistré », c’est parce qu’il n’avait aucune intention préalable. Tout au plus, souhaitait-il prolonger le plaisir d’une tournée réussie avec la contre- bassiste Sarah Murcia et le percussionniste Christophe Calpini. Il se souvient : « À la fin, je leur ai proposé de passer un temps à la Ferme, au studio (à Sainte-Marie-aux-Mines, NDLR). » Pour ceux qui ont eu la chance de s’y rendre, l’endroit est très engageant, et particulièrement inspirant. Jacques Higelin, séduit, y a enregistré de très beaux disques. Rodolphe relate : « Nous nous y rendons sans nous fixer de règles, et y travaillons. C’est ce qui est formidable, dans ce lieu de vie, avec la cuisine d’un côté, la console de l’autre, on constate à la fin qu’on a produit tout cela sans s’en rendre compte. » Avec une inquiétude cependant, vu l’éclatement du matériel enregistré, de « s’être égaré en chemin ». Il est vrai qu’il y effectue le grand écart entre Schubert et Can, et ne se prive pas d’hommages appuyés à Sam Cook ou au rocksteady des Jamaïcans, sur un terrain, le reggae, tout à fait inattendu. Force est de constater que la cohérence naît ici d’un récit commun.

Confiné
Le disque est presque achevé quand survient le confinement, mais Rodolphe décide de prolonger l’expérience en solo. Il continue d’écrire, de produire et d’enregistrer « dans une liberté encore plus grande ». Le titre de l’album, Environs, impératif du verbe « envirer » – autrement dit “tourner jusqu’à l’ivresse” – est une invitation au voyage, mais un voyage sur place. « C’est ce que permet le studio d’enregistrement » explique-t-il, « lieu clos par excellence mais qui s’ouvre en permanence grâce à la pratique de la musique. À la Ferme c’est encore plus le cas : j’y constate un processus, un phénomène même, sensoriel, qui se met à jouer. L’espace s’en trouve modifié ! » Et de préciser : « La musique est un moteur qui met en mouvement, une matrice imaginaire. C’est très troublant. » Nous lui rappelons que durant le confinement, l’autre aspect tout aussi troublant c’était cette étrange temporalité, étendue à l’infini, tout en étant accélérée : un arrêt sur vie, qui nous renvoyait à l’image du temps passé, d’avant le progrès. En s’en excusant presque, il avoue « avoir trivialement profité de ce temps inespéré. » Il poursuit : « Je ne peux jamais compter sur deux mois d’affilée comme ça. J’en rêvais : un printemps entier, et quel printemps ! Je l’ai vécu comme tous ceux qui ont eu la chance de le vivre au contact de la nature. C’était surtout idyllique parce que je pouvais travailler. Pas une seconde, je ne me suis ennuyé, je vivais presque une situation d’utopie, de toutes ces choses qui ne vous sont jamais accordées : de travailler sans pression, dans un temps qui n’est plus soumis ni au diktat de la production ni au diktat social. » De manière plus générale, « c’est un temps privilégié. Le paradoxe, bien sûr, c’est que cette expérience s’inscrit dans un contexte malheureusement bien moins réjouissant. Il en restera cependant quelque chose, et on espère bien qu’elle ne va pas s’achever, comme ça a été le cas à l’issue du confinement, avec cet impératif d’une production à nouveau précipitée et ses tentatives d’effacement. Il faut très précieusement faire fructifier les éléments positifs de cette expérience-là. Le plus fou, c’est que tout s’est arrêté, que la fuite en avant générale s’est interrompue. Il aura fallu un virus pour tout arrêter, mais ça a eu lieu, alors que rien d’autre n’y est jamais parvenu. »

Photo de Benoît Linder pour Poly

Alsacien
Comme bon nombre d’entre nous, l’envie de sortir – voire de s’échapper – était là, d’où l’affirmation pour lui de repartir « voir le monde ». Nous y voyons quelque chose de très alsacien, cette envie irrépressible d’explorer et de penser le monde. Rodolphe n’est pas sûr d’accéder immédiatement au propos, et rappelle que dans ce mouvement, on trouve aussi « la fuite ». Pour lui, « l’Alsacien absolu c’est Tomi Ungerer, et comme Tomi, l’Alsacien s’en va, parfois pour revenir à certaines conditions, ce qui n’est jamais simple. » On lui signale que lui aussi a eu la tentation de partir et qu’il est revenu. « Oui, et comme Tomi, je me suis mis à réassumer mon origine, même si j’ai encore du mal à la nommer “alsacienne”, je la rattache plus à une identité rhénane, même si je ne sais pas si c’est mieux en définitive. » Il nous rappelle qu’il vient d’un endroit très singulier, à part, à la frontière entre le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et les Vosges. « L’âge et le temps me permettent de mesurer quelque chose de l’appartenance ou de l’héritage. Je peux désormais mettre un nom sur ce qui faisait qu’à l’époque de Kat Onoma, nous nous situions à part, dans l’espace médiatique français, le marché et même le milieu du rock. En porte-à-faux, en bordure. Il aurait presque mieux valu qu’on soit suisses ou belges. » Aujourd’hui, on le sent en capacité d’admettre cette singularité-là : il se réconcilie avec la pratique du chant en allemand, un chant qui s’adapte étrangement, abordé avec douceur, loin de la rugosité qu’on attribue à la langue. « Ce que je cherche à faire entendre de l’allemand, c’est la suavité. J’ai rompu avec cette position adolescente de rejet. Pour le petit Alsacien que j’étais, l’Allemand c’était l’ennemi, c’est celui qui a voulu faire fusiller mon père, qui l’avait enrôlé de force. C’est bien après que j’ai reconsidéré les choses, avec la philosophie qui m’a permis une autre relation à la langue. Puis j’ai dû admettre que ma grand-mère était allemande, elle parlait mieux l’allemand que le français. Elle était cet autre visage de l’Allemagne : douce, maternelle. Je dois reconnaître que j’ai aujourd’hui une vraie passion pour les éléments de la culture allemande : la musique, la littérature – n’en parlons pas –, et bien sûr la philo. »

C’est sans doute pour cela qu’il évolue aussi naturellement aux côtés de la figure de Lenz, telle que nous la relate Büchner dans le cadre d’une résidence initiée par Thierry Danet de La Laiterie. « Plein de chemins nous mènent à Lenz et à Waldersbach », s’amuse-t-il, lui l’enfant de la vallée voisine. « À Waldersbach, je m’y étais rendu, enfant. Il n’était pas question de Lenz, mais j’avais la maison en tête, ainsi que la petite église. Quand je redécouvre la nouvelle de Büchner, en termes d’imaginaires, c’est très parlant pour moi. » Avec ce texte, se pose en définitive la question verti- gineuse de l’inachèvement. « Oui, l’histoire de Büchner est remarquable : ce jeune homme de 23 ans termine sa thèse à Strasbourg et tombe sur les textes du Pasteur Oberlin ; il écrit cette nouvelle, mais la laisse dans un état d’inachèvement si extraordinaire qu’il ne faudrait surtout pas l’achever – comme la Cathédrale de Strasbourg. Ça se termine par « Und so lebte er hin » (Ainsi vécut-il dès lors). Ne trouve-t-on pas plus bel achèvement ? »


Par Emmanuel Abela

Avant-première de la tournée Environs en l’Église de Saint- Pierre-sur-l’Hâte (Sainte- Marie-aux-Mines), vendredi 13 et samedi 14 novembre
dernierebandemusic.com

Solo Session à La Laiterie (Strasbourg), samedi 5 décembre, la date de sa tournée Environs étant décalée au vendredi 5 mars 2021
artefact.org

Concert-lecture autour de textes de Lenz et de Goethe au Musée des Arts décoratifs (Strasbourg), dimanche 6 décembre
musees.strasbourg.eu

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