Le festival Premières réactivé par Barbara Engelhardt

Fidèle à un positionnement en faveur de la création et de l’émergence européenne, Barbara Engelhardt réactive le festival Premières au Maillon, offrant une suite dans un focus belgo-greco-lituano-francophone.

Une exhumation de première classe. En 2015, le jeu du renouvellement de direction au Théâtre national de Strasbourg sonnait le glas de Premières, créé dix ans plus tôt avec Le Maillon. Déjà fragilisé en 2011, l’arrivée du Badisches Staatstheater de Karlsruhe avait permis d’organiser les quatre rendez-vous suivants en alternance en Allemagne et en France. Le festival ne correspondait pas au projet de Stanislas Nordey, malgré sa propension à avoir fait émerger et contribué à rendre visible les débuts artistiques de metteurs en scène aujourd’hui reconnus : Fabrice Murgia, Sanja Mitrović, Marta Górnicka, Kornél Mundruczó, Markus&Markus… Qu’à cela ne tienne, Barbara Engelhardt, ancienne programmatrice du rendez-vous, devenue depuis directrice du Maillon, le relance dans un focus mêlant rencontres, DJ set et tables rondes, à la découverte de spectacles pour la plupart inédits en France.

Le fond et la forme
Sonder l’évolution du théâtre tel qu’il s’invente aujourd’hui et dénicher les talents de demain, c’est s’intéresser aux nouvelles manières de faire récit et communauté en temps réel. Karolis Kaupinis choisit de nous immerger dans les archives de la télévision lituanienne juste après la chute du Mur. Son immense installation vidéo Radvila Darius, fils de Vytautas (10 & 11/11) réunit quatre musiciens de jazz (percussionniste, flutiste, clarinettiste, tubiste) rythmant et colorant notre perception d’un montage en miroir de reportages d’alors. Entre 1989 et 1991, l’élan de liberté passe par le déboulonnage des statues de Lénine, tentant de repousser le plus loin possible les fantômes du passé : occupée par l’Union soviétique, le pays s’invente en direct un destin propre. Des anonymes qui se disent Russes soutiennent la Lituanie libre, malgré les difficultés (inflation vertigineuse des prix en roubles et kopecks) face au vertige du renouveau et la fabrication d’une identité nationale propre. Tout raconte l’époque : les coupes identiques des écoliers à frange courte, les couleurs sobres et robes longues des épouses au visage fermé, le conservatisme ambiant voyant d’un mauvais œil le travail des femmes, le défilé des hommes politiques d’un certain âge et des réunions en costume-cravate. Les appels participatifs du public sur des téléphones à cadran rotatif se succèdent dans des émissions de télé qui se questionnent sur l’invention de lieux commémoratifs : faut-il ériger une statue de Saint-Christophe ou lui préférer une sculpture du Sagittaire de Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (grand compositeur et peintre) ? À moins qu’un hommage historique prenne le dessus avec une représentation de Mindaugas, premier prince de la Lituanie au XIIIe siècle, voire de Martynas Mažvydas, auteur et éditeur du tout premier livre en langue lituanienne, au XVIe ? Clin d’œil écolo, des militants replantent des chênes en rase campagne, s’insurgeant contre le rapt des ressources par l’ancien géant de l’Est, sous le regard courroucé des aînés, guère ravis de voir les fondations de leur monde vaciller.

Au programme du festival Premières: Radvila Darius, fils de Vytautas (Karolis Kaupinis) © Martynas Aleksa, courtesy Operomanija

Pensée décoloniale
Plus intime, mais non moins efficace dans son rapport à l’histoire collective, est l’installation performative signée Lucile Saada Choquet. La jeune artiste basée à Bruxelles questionne de manière critique les toujours vivaces traces racistes et européo-centrées de notre héritage culturel. Avec sa première création, Jusque dans nos lits (17 & 18/11), elle invente un dispositif en bois avec rideaux semi-transparents, ouverts aux quatre vents. Au centre, un lit cosy où elle invite des personnes racisées du public (noires, arabes, berbères, asiatiques, latinas ou métisses) pour un tête-à-tête d’une trentaine de minutes avec elle, autour de leur rapport à l’accueil, aux corps et à nos héritages. Chacun y redécouvre la charge raciale noyautant nos rapports sociaux, pesant sur toutes les minorités visibles. Par la prise de conscience, la compréhension et l’empathie, s’opère un travail de mémoire du trauma colonial, « révélateur d’imaginaires collectifs en mouvement ». Les récits habituellement tus – car minoritaires et minorisés – sont ici au centre d’un temps qui leur est dédié, en continu durant trois heures, premier pas vers une réparation collective.

Célébration chorégraphique
Autre objet visuel polymorphe demandant qu’on s’y attarde, l’En Vol de Maëva Longvert (10-18/11), inspiré par l’ouvrage Habiter en oiseau de la philosophe Vinciane Despret. Cette installation fluorescente d’immenses collages de corneilles ouvre la voie à un collectage in situ de récits du destin et des luttes de nos soeurs, de nos mères et grands-mères, qui viennent la garnir. À la toute fin, cet entrelacs graphico-textuel déploie ses ailes dans une performance chorégraphique pour une danseuse accompagnée de… 400 cartouches Winchester calibre 28 ! S’emparant de l’espace public, la plasticienne défie la vie et parade la mort dans son manteau doré brinquebalant bruyamment dans l’entrechoquement des douilles. Une invitation à se glisser, avec elle, dans un autre rapport au monde.

Au programme du festival Premières : En Vol (Maëva Longvert)

Poussières d’étoiles
Enfin, ne manquez pas la farce dystopique et tragicomique à l’écriture singulière signée Thymios Fountas. Sauvez Bâtard (10 & 11/11) ou l’histoire d’amour queer entre un magicien des mots paumé et le badass du quartier. Avec sa langue juteuse d’images, de rimes, de jeux de mots allant du salace au flamboyant, une bande de marginaux de la street remue des poussières d’étoiles pour tenter d’y voir clair. Ces clochards célestes, épique équipe composée de Cafard, Clochard et Clébard, se vautre dans l’immense, se défie des normes et des cases toutes faites. Au milieu de trouées temporelles et de flash-backs, Bâtard, casquette sur cheveux longs, moustache et brassière, se plaît à oeuvrer au centre d’un fictif procès pour meurtre où sa verve langagière flamboie, déjouant les genres, les codes amoureux, approchant le désir par le dégoût, l’amitié par la domination, la douceur par la violence. Le résultat est aussi frais que fou, revigorant que confondant, à la manière d’un trip en pleine conscience.

Au programme du festival Premières: Sauvez Bâtard (Thymios Fountas) © Margot Briand
Au programme du festival Premières: Sauvez Bâtard (Thymios Fountas) © Margot Briand

Au Maillon (Strasbourg) du 10 au 18 novembre
maillon.eu
> Table ronde La Formation artistique à l’épreuve du présent avec Caroline Guiela Nguyen, directrice du TNS, et Constanze Fischbeck, professeure de scénographie et prorectrice de la Hochschule für Gestaltung à Karlsruhe, 11/11 à 16h
> Table ronde Programmation et transition écologique : enjeux avec Charlotte Orti von Havranek, directrice du festival Fast Forward de Dresde, Anne-Christine Liske, directrice du far° de Nyon et Barbara Engelhardt, 18/11 à 18h30

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