Journal de création

Ernest Pignon-Ernest

Charlotte Lagrange, jeune metteuse en scène issue de l’École du Théâtre national de Strasbourg, assiste Jean-Paul Wenzel dans sa prochaine création, Tout un homme, au Carreau. Voici son carnet de bord de création.

Décembre 2009
Je suis à l’école du TNS en troisième année. Ce soir, un car nous emmène à Forbach où se joue une petite forme, mise en scène par Jean-Paul Wenzel. Assis dans les vieux mais confortables fauteuils et canapés de l’Emmaüs où était présenté la pièce, nous écoutons le récit d’Ahmed, jeune algérien immigré travaillant dans les mines lorraines. C’est Hammou Graïa qui narre et incarne cette figure. Il est entouré de deux comédiens : David Geselson, pour tous les personnages masculins, et Messaouda Sekkal, pour les féminins. On est à la fois dans le récit et dans le théâtre. La langue est simple mais poétique. Surtout, elle est au centre du dispositif. Seules une table et quelques chaises viennent dessiner les différents espaces traversés par Ahmed. Le récit nous guide sur ce fil tendu entre l’Algérie et la Lorraine. Accompagnés par les notes d’Hassan Abd Alrahman (oud), les comédiens déploient l’univers d’Ahmed et avec lui, de tous les Algériens venus en Lorraine pour y devenir mineurs.

Les Chibanis, série photographique d'Éric Didym

Je suis surtout frappée par l’humanité qui se dégage de ce spectacle… C’est ce mot qui me vient en tête avec évidence : humanité. Peut-être est-ce dû à la genèse du projet ? Jean-Paul a été contacté par la sous-préfecture de Forbach, la Drac Lorraine et l’Association Sociale et Sportive du Bassin Houiller pour écrire un “récit-fiction” sur les Algériens et les Marocains venus en nombre travailler dans les mines de la région. La matière du texte est la parole de ces mineurs, recueillie et rassemblée par l’Université de Metz, puis par Jean-Paul. Or, à peine la première partie du livre était-elle écrite que l’évidence s’est imposée d’en faire une adaptation, comme si cette parole demandait à être entendue. C’est ainsi qu’avec Arlette Namiand il fait éclore cette petite forme. Le livre comme son adaptation à la scène gardent la trace concrète du témoignage, traversé de respirations et d’hésitations. Cette sensation d’humanité vient aussi de ce qu’Ahmed n’est pas un seul homme mais une humanité à lui seul. Il est la figure d’une multitude de parcours : tous ceux qui ont quitté l’Algérie pour la France. La citation de Sartre en exergue du livre est percutante : « Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »

Décembre 2010
Le livre Tout un homme va paraître dans un mois. Jean-Paul envisage d’adapter au théâtre l’ensemble du récit et il me propose de faire partie de l’aventure comme assistante et dramaturge. Dans un an et demi, nous monterons la partie algérienne et la partie marocaine en un seul spectacle. L’histoire de l’immigration marocaine est très différente de l’histoire de ces Algériens, représentés par la figure d’Ahmed. Elle permettra d’aborder des problématiques actuelles, le racisme et la religion… Faut-il la tisser à l’histoire d’Ahmed, ou au contraire, la distinguer fortement en créant un diptyque ? Le travail d’adaptation mené pour la scène par Jean-Paul et Arlette Namiand en décidera…

Les Chibanis, série photographique d'Éric Didym

Juin 2011
Ils dirigent un “chantier nomade” près de Rennes. Avec des comédiens professionnels, ils expérimentent le passage du récit à la scène, de la deuxième partie de Tout un homme. L’histoire de Saïd et Omar, deux jeunes Marocains recrutés par les Français, appelle une nouvelle forme théâtrale. Parce que cette histoire concerne deux amis, parce que l’immigration a été massive et organisée, parce que ses écueils ont été le racisme et le communautarisme, c’est une forme chorale qui émerge de ce laboratoire théâtral. Une piste que nous creuserons bientôt.

Enfin, janvier 2012…
Les deux parties du récit formeront un diptyque théâtral qui se jouera dans deux mois à Forbach, puis dans une tournée nationale. Les répétitions commencent au Théâtre des Amandiers, à Nanterre. Les comédiens Fadila Belkebla, Mounya Boudiaf, Hovnatian Avedikian et le musicien Jean-Pierre Rudolph sont venus agrandir l’équipe. Origines algériennes, marocaines, syriennes, arméniennes, juives, allemandes ou encore bretonnes et alsaciennes se mêlent sur ce projet. Un croisement dont on s’amuse, tant il est riche et évident.

Nous retraversons l’histoire d’Ahmed, découvrons celles de Saïd et Omar. Jean-Paul Wenzel entraîne les comédiens dans une théâtralité si directe qu’elle semble à peine mise en scène. On ne doit pas être dans un théâtre de témoignage, ni de dénonciation. On raconte quelque chose à des gens et surtout, au présent. Pour trouver cette simplicité, les comédiens doivent jongler entre le récit et les situations, passer de l’un à l’autre sans appuyer des temps qui pourraient “psychologiser” le jeu. C’est un véritable numéro d’équilibrisme. Encore une piste de compréhension à cette sensation persistante d’humanité : c’est dans une relation directe aux spectateurs que les acteurs racontent cette épopée à multiples facettes. Une épopée qui fait partie de notre histoire humaine et politique récente et qui, par ricochet, fait écho à de nombreuses polémiques actuelles.

À Forbach, au Carreau, du 9 au 17 mars
03 87 84 64 34www.carreau-forbach.com

À Metz, Théâtre du Saulcy, mercredi 21 et jeudi 22 mars
03 87 31 50 50 – www.univ-metz.fr

À Nancy, au Théâtre de la manufacture, du 24 au 28 avril
03 83 37 42 42 – www.theatre-manufacture.fr


Les Chibanis, exposition photographique signée Éric Didym, du 7 au 31 mars, au Carreau
03 87 84 64 34www.carreau-forbach.com

www.ericdidym.fr
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