Jazz fever

Photo de Marc Ribot par Sandlin Gaither

À travers une large et défricheuse programmation, voici notre guide d’humeurs, à la manière des plateformes de streaming, dans la nouvelle édition du festival Jazzdor.

Ce qui ressemble à un acquis est le résultat d’une longue lutte de 34 ans, gagnée avec patience et conviction. À l’image de ses immenses affiches aux couleurs vives, Jazzdor est bien identifié comme un rendez-vous incontournable du mois de novembre. Comment le festival est-il parvenu à tenir le haut du pavé ? « Par une direction artistique exigeante », explique Philippe Ochem, à sa tête depuis 30 ans. Et de poursuivre : « Il faut être ambitieux artistiquement, sinon on pro- gramme les projets qui tournent déjà. Or, nous sommes là pour faire découvrir de la musique aux gens. Notre plus grosse jauge est d’environ 800 places et ça suffit. On ne va pas au Zénith, ni au Palais des Congrès pour ne pas être obligés de programmer des musiciens qui remplissent. On y perdrait notre singularité ». Depuis trois décennies, il creuse le filon du jazz en quête des meilleures pépites. Un travail de veille permanente qu’il aime inscrire dans le temps long, par l’accompagnement d’artistes qui brillent dans leur quête d’authenticité.

Combat
Marc Ribot n’a pas attendu Trump pour être un musicien engagé, puisqu’il militait déjà contre la guerre du Vietnam, mais l’accession au pouvoir du magnat de l’immobilier a ravivé ses ardeurs. Le quartet avec lequel le guita- riste américain ouvre le festival (08/11, Cité de la Musique et de la Danse, Strasbourg) est d’abord né de cette rage, à travers la série de chansons contestataires du projet Songs of Resistance : 1942-2018. L’ensemble poursuit aujourd’hui sur un nouveau répertoire. Mais quoi qu’il fasse, le musicien à l’anticonformisme rigolard ne s’éloigne jamais trop, ni du blues, ni du rock, ni du jazz. Trois formes historiquement protestataires qu’il a toujours choisi d’approcher par le versant expérimental. À sa manière, la jeune trompettiste Jaimie Branch (12/11, Fossé des Treize, Strasbourg) dégage aussi une attitude punk, mue par le besoin de déranger. Fly or Die II : Bird dogs of paradise trouve sa puissance dans un concentré de blues râpeux, un coup de gueule expérimental très inspiré de ses origines chicagoanes, où elle est née, a grandi puis est revenue après ses études pour son patrimoine free jazz hérité des papys de l’AACM (Association for the advancement of creative music), dont l’esprit perdure encore aujourd’hui dans la windy city. À la tête d’un quartet à l’instrumentation originale (trompette, violoncelle, contrebasse et batterie), la virtuose explore autant le jeu des timbres (le mariage du violoncelle et de la contrebasse) qu’elle veille à préserver le groove. Nouveauté, cette figure montante met des mots pour dénoncer le climat social désastreux de son pays : Prayer for Amerikkka pt.1 & 2, trois tristes lettres qui rappellent que les États-Unis n’en ont pas fini avec le racisme. Concert immanquable !

Photo de Jamie Branch par Peter Gannushkin

Recueillement
Longtemps, Naïssam Jalal (20/11, Centre culture Claude Vigée, Bischwiller) a crié sa fureur. Elle a braqué ses lumières sur la révolution syrienne vue comme un dernier rempart : la mort plutôt que l’humiliation, titrait, en arabe, son précédent album. Mais du combat naît irrémédiablement le besoin de répit. Quest of the invisible marque ce temps là, celui du repli intérieur salvateur où la répétition de motifs rythmiques et mélodiques simples mène à la transe. Elle s’inscrit dans la lignée coltranienne du spiritual jazz en mêlant à la forme très libératrice du jazz modal – les musiciens explorent les notes d’une seule tonalité –, une orientation vers les mystiques traditionnelles extra-occidentales. Dans sa quête spirituelle, la flûtiste bâtit sa musique autour du silence et d’une sobriété contemplative. N’est ici exprimé que ce qui est essentiel. Y a-t-il déclarations plus émouvantes que celles, profondes et vraies, venues du cœur ? C’est de là que semble venir la voix de Naïssam Jalal qui transforme sa musique en une catharsis.

Photo de Naïssam Jalal par Alexandre Lacombe

Dépaysement
Les quatre musiciens nantais de No Tongues (15/11, CEAAC, Strasbourg) soumettent leurs voyages au principe de curiosité. Ils forment la matière première de relectures inventives du monde. Témoin, No Tongues collecte des musiques tribales traditionnelles comme le feraient des ethnomusicologues. Interprète, il s’en sert comme base d’une transe contemporaine où le temps, par le jeu de l’improvisation, s’étire inlassablement vers l’extase. L’album Les Voies du monde a marqué l’univers des musiques improvisées en 2018, ce que n’a pas manqué de repérer le dispositif d’accompagnement Jazz Migration, dont le groupe est l’un des lauréats présentés à Jazzdor cette année dans un envol vers un ailleurs…


À La Cité de la Musique et de la Danse, à la Médiathèque Malraux, au CEAAC, etc. (Strasbourg), mais aussi à La Maison des Arts (Lingolsheim) ou à La Filature (Mulhouse), du 8 au 23 novembre
jazzdor.com

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