Face à la mère

Photo de répétitions de Jean-Louis Fernandez

En créant L’Éden Cinéma de Marguerite Duras, Christine Letailleur revient sur la jeunesse de l’autrice en plein colonialisme triomphant, entre amours interdites et désir de changer la vie.

Le style de Duras est unique au théâtre. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette langue du récit, avec des dialogues très forts tournant autour de ce qui n’est pas dit, laissant énormément de place au spectateur pour remplir de nombreux silences…
J’ai ressorti ce texte durant la tournée des Liaisons dangereuses. Ma mère était souffrante et j’ai fait un voyage un peu particulier avec ce texte, sans avoir en tête de le monter. Ma mère est décédée peu après et Duras m’a sauté au visage, comme le pressentiment d’une perte que j’allais éprouver et que je pressentais. L’Éden Cinéma m’est apparu comme une évidence : comme celle de Duras c’était une femme du Nord de la France, ma grand-mère avait aussi été veuve à cause de la guerre, se retrouvant seule à élever ses enfants, à ne pas manger de viande pour que ce soit les frères qui l’aient… J’étais marquée par la forme de ce texte, entre roman, cinéma et théâtre avec flashbacks, ellipses, voix-off. Je ne savais pas pourquoi elle me racontait quelque chose, aujourd’hui si : elle invente une forme car elle cherche avec l’autobiographie – en revenant sur son histoire mêlant réalité et inventions, mensonges et choses cachées – à mettre en forme une souffrance et une douleur. Le temps y est mouvant, car il est vécu. Et puis sa langue est un peu culottée, de mêler tout cela ensemble.

Comme de parler de la mère en sa présence, mais à sa place…
Elle est passive dans la construction du récit porté par ses enfants qui racontent ce qu’ils veulent. Elle apparait comme un souvenir qui prend forme et se revit par la suite. Duras revient sans cesse à l’enfance : est-ce pour se réinventer une histoire ?  Pour retrouver des sensations passées ? Elle a dit qu’elle trouvait Un Barrage contre le Pacifique trop écrit, trop raconté. Son écriture d’alors – le livre parait en 1950, alors qu’elle a 36 ans – est encore enfermée dans un carcan masculin. Elle ne s’en est pas encore extraite. En 1977, elle retraverse ce roman autrement et l’on voit le chemin parcouru où émerge le style durassien.

Photo de répétitions de Jean-Louis Fernandez

Cette prégnance en toile de fond de ce Sud-Ouest du Cambodge, alors un protectorat français : la plaine adossée à la montagne, la brousse tout autour, l’océan qui menace à chaque hiver, les odeurs de charogne et de poisson, les feux de bois vert éloignant les tigres… Comment l’apportez-vous sur scène ?
Nous créons des ambiances sonores fortes, racontant l’océan comme la forêt. Je travaille sur les traces fugaces, la mémoire qui chamboule, comme lorsque la mère apparait au piano de L’Éden Cinéma, avant de disparaître aussitôt. Ce champ d’écoute accompagne l’aridité du texte et lui fait du bien. Il y aura aussi de l’image et un travail subtil de lumière, pour retrouver les sensations qui m’ont envahi à la lecture. J’aime leur contamination, être à la recherche des traces qui m’habitent. J’ai passé l’été à chiner quel film muet projeter pour tomber sur une histoire d’amour de 1920 qui raconte aussi celle de Suzanne et son frère. Un signe de plus pour moi, mais tout est fugace.

Duras avait deux frères qu’elle fusionne ici en un seul, comme si elle gardait ce qu’elle aimait de chacun. Il est désirable, chasseur émérite, violent… Comme un grand amour impossible, le drame de Suzanne qui vit dans la peur qu’il parte. Comment approchez-vous ce désir ?
C’est très important dans la pièce. Les comédiens sont les figures du récit mais dans notre travail sur les rapports entre Suzanne et Joseph, il faut se rappeler que Duras parle d’inceste. Mais un inceste inassouvi, un désir fou sans passage à l’acte. Ils sont comme deux amants devant un amour interdit, absolu, au-dessus de tout. Un thème récurrent, comme dans Agatha, un autre de ses livres, paru en 1981, sur le même sujet. La mère elle-même a une préférence pour son fils. On voit leur amour lorsqu’ils dansent ensemble dans la cantine de Réam. Elle cède à ses caprices, lui donne de l’argent, lui obéit tout en étant brutale avec sa fille. L’interdit est aussi présent avec Mr. Jo dans une forme de ségrégation raciale. À l’époque il était mal vu que Suzanne puisse fréquenter un Chinois. Les blancs ne se mêlaient pas aux indigènes. Mr. Jo est conscient de ce racisme, mais son amour impossible décuple son désir.

Leur relation est aussi biaisée par une différence de classe sociale : il représente pour elle « la clé pour fermer le passé et ouvrir l’avenir », rembourser les usuriers de sa mère qui la pousse dans ses bras…
Tout à fait. D’ailleurs Suzanne l’exprime sans fard en disant que c’était « sa première prostitution ». La mère a un rapport à l’argent extraordinaire : elle pense qu’il amène la réussite. Tout est motivé par cela. Si elle vend sa fille, elle pourra reconstruire des barrages et faire des récoltes. Suzanne n’a, contrairement à L’Amant, pas d’attirance pour Mr. Jo. Ils ne couchent pas ensemble. C’est terrifiant pour lui car il comprend que seul son argent l’attire.

Photo de répétitions de Jean-Louis Fernandez

L’argent est le monstre intérieur de la mère, décrite par sa progéniture comme folle ? Comme ses rêves pour les pauvres et les déshérités mourant dans les rizières, contre le colonialisme ?
Cette dimension l’amène peut-être à la folie, même s’il ne faut pas oublier le rôle clé de l’injustice subie par le régime colonial. Sa naïveté l’a poussée à croire pouvoir acheter des concessions alors qu’elle s’est faite avoir : pour ne pas avoir payé en sous-main les fonctionnaires chargés de l’attribution, elle s’est retrouvée avec des terres impropres à la culture. Mais j’aime son combat. Les eaux du Pacifique envahissent ses terres et les gorgent de sel, mais elle recommence, entraîne les paysans dans l’érection de barrages de fortune. Elle hypothèque tout, met la vie de ses enfants en péril. Le « vampirisme colonial » et le système capitaliste ont brisé sa vie, l’ont rendue folle et fini par la tuer.

Duras a plus de 60 ans lorsqu’elle réécrit son propre double, Suzanne, qui n’a pas froid aux yeux…
C’est une féministe et une militante. Elle a été signataire du Manifeste des 343 “salopes”, elle avoue qu’elle a avorté, se positionne contre la guerre d’Algérie… Son écriture est au féminin sur le désir, la jouissance. Le passé nous rattrape à un certain âge, on rejoue les scènes de sa vie, revient à l’enfance, là où tout se joue.


Au Théâtre national de Strasbourg, du 4 au 20 février
tns.fr

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