De la simplicité des formes

Constantin Brancusi, Muse Endormie [I], 1910, Collection Centre Pompidou, don de la baronne Renée Irana Frachon, Paris, dist. RMN, Paris / ProLitteris, Zürich © 2011, Adam Rzepka

La Fondation Beyeler réunit les œuvres de deux grands sculpteurs – la sensualité symbolique de
Brancusi et le minimalisme monumental de Serra – dans une confrontation inégale.

L’affiche intriguait, étonnait même les amateurs d’art en goguette, prêts à sillonner le musée afin de voir les raretés réunies par l’un des plus prestigieux établissements. Au premier abord, associer Constantin Brancusi (1876-1957), Roumain installé à Paris, précurseur de la sculpture moderne, et Richard Serra (né en 1939 à San Francisco), pape d’un art minimal et des volumes d’acier aux tonnages improbables, relève de l’audace la plus pure. Jeu de contrastes entre l’acier Corten de Serra et les matières nobles de Brancusi (bois, pierre, marbre…), le rapport de légèreté tout en sensibilité de l’un renvoie sans conteste la matérialité sombre et froide de l’autre à ses fonderies. Leur appréhension de l’espace comme leur geste sculptural – taille directe et art du polissage pour Brancusi, prouesse de conceptions résistant aux intempéries et à l’usure du temps pour Serra – les éloignent. Malgré quelques trouvailles dans l’agencement des œuvres de ce dernier – comme le positionnement des deux faces concaves d’Olson devant une grande verrière ouverte sur la verdure du parc entourant Beyeler, créant l’illusion d’une nature environnante –, la puissance des volumes de Serra est bien souvent étriquée dans la blancheur virginale du musée. Le plus réussit est sans doute l’ouverture de l’exposition avec Fernando Pessoa, hommage magistral au poète portugais sous forme d’une plaque d’acier de trois mètres de haut pour neuf mètres de long. L’œuvre sonne comme un vestige de notre temps et de son usure s’élevant, de toutes ses aspérités rouillées, dans l’espace.

Richard Serra, Olson, 1986, Collection de l’artiste © 2011, ProLitteris, Zürich

Paris sera toujours Paris
Les deux artistes ont en commun d’avoir bénéficié, en leur temps, de bourses pour découvrir Paris. Après quelques petits boulots, Brancusi travaillera, en 1907, dans l’atelier du grand Rodin avant de voler de ses propres ailes, jetant les bases de l’abstraction, du rapport à la matière et à la lumière. Serra, lui, passera un an dans la capitale, entre 1964 et 1965. « À l’époque, je n’avais encore fait aucune sculpture, mais pendant un mois, je suis allé presque tous les jours à l’Atelier de Brancusi (reconstitué, alors, au Palais de Tokyo, il est aujourd’hui attenant à Beaubourg, NDLR) pour y dessiner. Je considère son œuvre comme un catalogue de possibilités artistiques », confie l’Américain. Pour faire naître ces possibilités, Brancusi rompt avec l’héritage de Rodin, tout en empruntant un sujet cher au maître : Le Baiser. Les quatre versions présentées, cubes parfaits, sont un condensé de tout son art : simplification des formes tendant vers l’Art primitif (un œil pour deux, les seules lignes des bras et des cheveux dessinant le reste), taille directe de la pierre donnant une incroyable force évocatrice à ce couple enlacé. Le Baiser (1907-08), brillant grâce à un savant polissage, contraste avec celui de 1908, en pierre granuleuse à l’aspect brut. En 1916, sa pièce a gagné en linéarité. Plus grande, la sculpture a subi un savant polissage, la chevelure féminine se fait plus profonde et régulière. Dans celui de 1923-25, on sent une influence cubiste digérée, une géométrie renforcée et le mélange d’une face à la matière laissée brute et d’une autre, très appliquée.

Constantin Brancusi, Le Baiser, 1907/08 © 2011, ProLitteris, Zürich © bpk, Berlin/Hamburger Kunsthalle

De la spiritualité des formes
Brancusi n’aura de cesse de travailler par thèmes récurrents (le baiser, la muse, l’oiseau, la colonne…), ré-agençant à l’envi les différentes versions dans son atelier, interchangeant socles et matières. Dans ses bronzes Le Nouveau né (I), Le Premier cri et Prométhée, il joue d’une géométrie subtile, tout en courbures dans une forme ovoïde où un simple trait marqué et deux arrêtes traduisent en sculpture ce qui pourrait n’être qu’un dessin à plat en trois traits. Les diverses versions (en marbre, bronze poli ou bronze doré) d’Une Muse, ses formes oblongues, ses rondeurs à la finesse élégante et son polissage jusqu’à obtenir un réfléchissement prolongeant la sculpture dans l’espace, sont les gages d’une tendresse et d’un charme confondant malgré des matières tout sauf chaudes.

Constantin Brancusi, Adam et Eve, 1921 © 2011, ProLitteris, Zürich © the Solomon R. Guggenheim Foundation, New York / David Heald

Son art des proportions et des décalages fait merveille. Deux ovales légèrement décentrés sur un cylindre – La Négresse blanche et La Négresse blonde (I) – lui même installé sur une croix en volume sont une invitation au voyage en pays Ashanti. Adam et Eve, totem en bois où l’angularité masculine tranche avec les rondeurs et le cou allongé comme les femmes girafes d’Eve donnent un monument d’Art premier. Il change du tout au tout, optant pour une douceur figurative malgré une épure des formes, sa Danaïde en bronze noir dont la face, délicatement courbée vers le sol, est dessinée d’un seul trait, du nez aux sourcils. Comme nombre d’autres, cette sculpture prend toute sa force grâce à son socle. Brancusi est l’un des premiers artistes modernes à penser ceux de ses œuvres, à jouer des contrastes des supports, imposant des formes comme la célèbre Colonne sans fin en plaçant, notamment, l’oiseau totémique Maïastra à plus de trois mètres du sol. En 1926, lors d’une exposition à la Brummer Gallery de New York, il allait même jusqu’à en exposer cinq, isolés, sans sculpture au-dessus. À l’ombre de l’acier de Serra ce sont bien les œuvres du génie venu de Roumanie qui rayonnent.

À Riehen (à côté de Bâle), à la Fondation Beyeler, jusqu’au 21 août
+41 61 645 97 00 – www.fondationbeyeler.ch
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