Boucles saturniennes

Photo de Laurent Bochet

Compositeur prisé par Phoenix ou Solange, Christophe Chassol multiplie les expériences sans oublier de revenir à ce qui l’anime profondément : l’harmonisation. Son dernier projet, le film musical Ludi, navigue entre documentaire et patchwork pop.

Sortie le 7 mars, la version album de Ludi s’écoute aussi bien que la version filmique, alors qu’elle résulte d’une composition synchronisée sur le mouvement des images. Étonnant ?
Il y a dix ans, mon premier projet de ce genre, Indiamore1, devait juste sortir en DVD. C’est mon label Tricatel qui m’a poussé à en faire aussi un disque. Il faut bien penser les découpages d’index afin qu’il puisse s’écouter en mode random car, en l’absence des images, la continuité a moins d’importance. Cela passe du documentaire vidéo au documentaire radio.

Ce dernier opus donne l’impression d’un travail encore plus fouillé dans le montage de vos “ultrascores”, terme désignant votre manière de synchroniser musique et images par couches successives de sons et répétitions jusqu’à les harmoniser…
Je creuse le même sillon, mais le maîtrise mieux. Dans la longue séquence tournée dans une cour de récré avec des enfants, je ne me suis pas contenté d’harmoniser les sons comme je le faisais précédemment, mais j’ai ajouté des chanteurs et musiciens sur fond vert, incrustés dans les images, parfois muettes, créant de nouvelles couches de réalité.

Comment s’agence la composition entre montage vidéo et musique ?

Je me pose d’abord la question de ce que je veux filmer. Ludi s’inspire d’un roman d’Hermann Hesse, Le Jeu des perles de verre. Un livre dont je suis fan, car il parle de la quête d’une forme d’art total. J’ai donc déterminé les situations de jeu à filmer. Je travaille ensuite dessus pour composer des mélodies que j’enregistre, harmonise. Je fais des accords, mets des notes sous chaque mot, crée des loops avant de m’amuser avec cette matière comme un jeu de Lego. Il s’agit de caler mes loops sur les images, d’écouter ce qu’ils me disent pour les pousser plus loin et poursuivre le morceau dans diverses directions.

Photo de Flavien Prioreau

À quel moment la couleur des compostions, totalement foisonnante, se fige- t-elle ?
Les surprises sont permanentes dans tout ce bordel (rires) ! Il faut imaginer que je pioche à loisir dans des motifs musicaux et des patterns créés parfois il y a plus de dix ans. Ils sont bien rangés dans mon disque dur et n’attendent que le bon moment pour ressurgir ici et là.

Cette multitude de thèmes qui s’enchaînent reflète les envies du présent ou cherchez-vous à retrouver la mémoire de vos impressions sonores et de vos sensations durant le tournage ?
Je pars en tournage avec des idées précises. Par exemple, pour les plans avec la chanteuse Crystal Kay tournés au japon dans un ascenseur entièrement vitré, j’amène le morceau Vertigo que je lui demande de chanter. Mais je retranscris ensuite la vibe de ce moment qui s’inscrit pour moi dans le concept des catégories de jeu de Roger Caillois2 : compétition, hasard, simulacre (jeu de rôle), vertige. J’essaie d’harmoniser le concept.

De nombreuses séquences s’attachent à une certaine beauté du quotidien et de choses simples (jeux de clapping d’enfants, session de streetball…) qui rappelle le cinéma de Jacques Tati. Quelles étaient vos inspirations cinématographiques ?
Ça me fait plaisir que vous disiez a ! Je bouffe du ciné depuis tout petit et suis un grand fan de Brian De Palma. Le cadrage est très intuitif, comme une évidence. Par contre, je ne connais rien à la lumière, donc je fais confiance à mes chefs op’. Nous n’avons cessé d’avoir des discussions passionnantes avec mon monteur, regardant Shining de Kubrick pour s’inspirer du moment où les sons sont lancés, mais aussi de l’épaisseur des split screens3 chez De Palma…

Vous prenez un grand plaisir dans l’art de la rupture, de la surprise dans l’avancée de chaque morceau en créant de l’inattendu : notes sur la voix, nappes minérales, envolées de flûte traversière de Jocelyn Mienniel, en passant par l’omniprésence des claviers, du piano électrique Rhodes et des solos de batterie de Mathieu Edward. Autant d’artistes proches de vous…
Mathieu est mon batteur depuis très longtemps, il connaît mes swings et l’irrégularité de mes loops par cœur. Nous avons comme une conversation musicale et créative infinie. C’est ma famille musicale, même ma sœur fait partie des chanteurs. Je n’ai qu’à les pousser dans des directions, ils me font totalement confiance.

La dernière partie de Ludi est presque surréaliste avec les illustrations de Gaëtan Brizzi sur un détournement du jeu du cadavre exquis…
Ce Jeu de la phrase s’est fait en une prise. Je leur avais donné une liste de certains mots et aux chanteurs d’improviser. Leur consigne était de chanter avec une note tenue comme un chœur d’église. Mais pour moi, c’est une séquence très difficile à travailler derrière. J’ai “mélodifié” l’ensemble, cutté dedans pour que a avance avant de faire son harmonisation. Gaëtan Brizzi, auquel j’avais écrit une lettre de fan il y a plusieurs années pour son travail sur la dernière partie de Fantasia 2000, a eu la liste de mots et la phrase inventée comme base de travail pour dessiner. Ensuite, j’ai collé les deux ensemble, zoomant dans son dessin à chaque séquence. Le résultat en jette, non ? (rires)


Aux Trinitaires (Metz), jeudi 24 septembre (avec également Prieur de la Marne qui joue sur les essais de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot)
citemusicale-metz.fr

À l’Opderschmelz (Dudelange), samedi 21 novembre
opderschmelz.lu

chassol.fr

1 Voir Poly n°158 ou sur poly.fr
2 Le sociologue Roger Caillois est l’auteur de Les jeux et les hommes (Gallimard, 1967)
3 Écran divisé en bandes ou en cases avec des bordures

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