Auto-psy d’un manque

Photo de Simon Gosselin

De l’impossibilité de monter Philoctète et d’achever son cycle sur les tragédies de Sophocle, Wajdi Mouawad tire Inflammation du verbe vivre, introspection à la recherche de ce qui nous tient.

Le succès de son cycle du Sang des Promesses fut tel dans le paysage du théâtre que son auteur se mit à fuir les attentes fondées en lui. Tragédien contemporain adulé, Wajdi Mouawad tenta de renouveler son langage théâtral pour se réinventer lui-même. Cela passait par un retour aux fondements de son amour pour l’art dramatique, ce Sophocle qu’il lut à 23 ans, « fasciné par son obsession à montrer comment le tragique tombe sur celui qui, aveuglé par lui-même, ne voit pas sa démesure ». Dans une introspection personnelle, « je m’interrogeais sur ce que je ne voyais pas de moi, sur ce que notre monde ne voit pas de lui, ce point aveugle qui pourrait, en se révélant, déchirer la trame de ma vie. » Hanté par les raisons de la douleur et de la violence, le destin qui nous saisit sans prévenir et traverse tous ses écrits. Le projet de monter les sept tragédies qui nous sont parvenues était une évidence. Le poète Robert Davreu l’accompagne dans cette aventure. Mais la mort le rappelle à ses côtés avant qu’il ait fini d’achever les nouvelles traductions de Philoctète et Œdipe à Colone. De cette profonde tristesse le laissant orphelin de son ami, doublée d’une impasse artistique et d’une perte du sens de la vie, Wajdi Mouawad fait Inflammation du verbe vivre, spectacle en forme de voyage. Dans un jeu de dialogue et d’illusion entretenue par des effets sonores et visuels, il nous raconte ce matin de 2015 où Wahid, son double tourmenté en vidéo, débute cette histoire. Seul en scène devant un rideau de fils tendus, film plastique noir brillant au sol, Wajdi errera dans cet entre-deux symbolique entre vie et mort, plongeant dans les pérégrinations de Wahid sur les traces de Philoctète en entrant dans les images projetées avant de la quitter comme par magie tel un habile Méliès d’aujourd’hui. Avec son esprit cocasse habituel, il fait du public une grande communauté des morts qui l’accompagne dans ce chemin initiatique. Si la plongée dans les tourments intimes de l’artiste en quête de sens se double d’un road-movie dans la Grèce contemporaine à la recherche de lieux mythiques – une grotte à Lemnos, la traversée du Styx vers l’Hadès, aéroport en décrépitude totale –, la pièce nous raconte aussi, et peut-être mieux que jamais, Philoctète. Suspendu devant une image de hublot d’avion, comme plus tard dans la lucarne d’un rétroviseur, Wahid explique pourquoi il est ce grand héros grec. Sa nouvelle création, devenue impossible, est sa blessure et son impossibilité d’écrire le laisse seul sur son île. Métaphore de celui qui fut abandonné à son malheur sur Lemnos par ses compagnons d’arme. Dix ans de colère et de souffrances terribles suite à une morsure de serpent. Alors que la Guerre de Troie ne prend pas fin, un oracle prédit que la victoire viendra de l’arc offert par Héraclès à Philoctète. Ulysse qui l’a abandonné, doit donc inventer un stratagème pour revenir sur l’île avec une ruse. Ce sera Néoptolème, un ado de 14 ans, fils d’Achille, chargé de réparer des événements qu’il n’a même pas connu. Vertige de ce dont chacun est le dépositaire, malgré lui.

Photo de Simon Gosselin

Des images de mouettes dans un ciel grondant en bord de mer aux airs de Theo Angelopoulos, à la montée au milieu des pages projetées de L’Odyssée lui intimant d’aller jusque dans l’Hadès, le voyage prend les formes de rituels de terre et d’eau, de ceux qui nous unissent aux vivants comme aux morts. Nos âmes-chiens y hurlent des vérités enfouies et les oiseaux de douleur infinie lézardent le ciel au-dessus de décharges formées par des monceaux de déchets plastique dignes de L’Île aux fleurs. Si le théâtre est une grimace des temps passés, la révolte déborde du temps présent. Au dé- tour d’une image, les manifestations populaires dénoncent le sort réservé à la Grèce. Zeus et sa fille Athéna, déchus de cieux plombants, squattent une ruine d’immeuble ouvert aux quatre vents. Dans un élan rimbaldien, c’est auprès d’une jeunesse rageuse que notre héros se tourne, entre désir d’émancipation et de lutte pour ce qui compte vraiment : « Le propre de l’adolescence est de ne pas être raisonnable, on devient adulte lorsqu’on trahit ses rêves. » Le chemin de la résilience et de l’amour pouvait-il passer ailleurs que par un panthéon de poètes (Trakl, Zambrano, Borges, Labbé, Walser…) ? Ceux-là même qui inventent de quoi faire rire et émouvoir ici comme ailleurs, ceux qui sont et ne seront plus.

Photo de Simon Gosselin

Au Théâtre national de Strasbourg, du 13 au 21 mars
tns.fr

Rencontre avec Wajdi Mouawad à la Librairie Kléber (Strasbourg), mardi 17 mars à 18h

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