Atom heart mother

©Bruno Meyssat

Dix ans après Observer* dans laquelle Bruno Meyssat tentait d’approcher les conséquences d’Hiroshima et Nagasaki en mettant des images là où elles faisaient défaut, le metteur en scène porte un regard documenté sur le nucléaire civil. Interview autour de 20 mSv, récit d’une impossible sureté.

Vous parlez de 20 mSv comme d’un théâtre documenté et non documentaire…

Au départ, je ne savais pas quelle forme prendrait cette pièce. Dans ce travail autour du nucléaire civil, l’équipe était très ignorante de beaucoup de choses, comme je l’étais avant de m’y pencher. Il est donc apparu nécessaire de donner des clés au public afin de pouvoir ensuite le mettre en route avec nous. La conséquence est qu’on retrouve bien plus de textes répartis dans le spectacle. Ils sont lus, passent sur des bandes sonores ou sont vidéoprojetés. Délivrer des outils de compréhension permet de confronter le spectateur aux images que nous lui proposons et aux liens que nous créons.

Le titre correspond à la limite annuelle d’exposition aux radiations fixée par le gouvernement japonais, en-dessous de laquelle la population de Fukushima a été autorisée à revenir sur les lieux, en 2011. Cette limite était 20 fois moindre avant et reste, notamment en France, fixée à 1 millisievert / an…

Même en dehors de la préfecture de Fukushima, le taux est resté à 1 mSv. Les autorités ont arbitrairement fixé le nouveau taux “acceptable”, alors même que la décontamination est impossible… Mais si l’on change la norme, alors la population peut revenir. Doit revenir ! Les biologistes trouvent cela fou, surtout que l’Homme ne réagit pas de la même manière aux radiations. Il est démontré que les enfants sont par exemple plus sensibles à l’exposition que les personnes âgées. Et puis passer quelques années dans cet environnement ou toute une vie n’est pas pareil ! Les dédommagements s’arrêtent et dans cette population plutôt modeste – plus de 120 000 habitants vivaient dans cette préfecture avant la catastrophe – nombreux se voient contraints au retour. Malgré les incitations du gouvernement qui a construit d’immenses lotissements, les sacs noirs de décontamination, entassés par dizaines de milliers sont plus nombreux ! Le pire c’est que cette nouvelle norme crée un précédent et va paramétrer le futur niveau mondial pour les prochaines zones post accident.

Vous rappelez d’ailleurs que la plupart des Français vivent à moins de 100 km d’une centrale…

En effet, peu de régions sont exemptées. De plus, nous parlons de grandes villes, pas comme Fukushima. Lyon, Marseille, Bordeaux, Paris… Nous sommes massivement exposés et le risque est tu.

C’est cette dimension de refoulement qui vous intéresse ?

Nous parlons des risques, mais ce sujet hautement important est souvent enfoui. Au théâtre, nous apportons la réponse d’un groupe de comédiens ayant travaillé six mois ce sujet, se rendant sur place, faisant rencontres et interviews. Par glissement, on part de Fukushima pour aboutir à la situation pré-accidentelle française. Le tout s’éclaire grâce à notre travail de documentation. Mais nous ne faisons pas une pièce dans l’idée d’apprendre des choses au public. Il s’agit d’exciter la curiosité sur un sujet présent absolument partout, mais caché car non représentable : la radioactivité est invisible, les cancers se développent sur vingt ans, etc.

©Bruno Meyssat

Nous n’avons aucune maîtrise des dangers, les déchets sont impossibles à traiter : eau et océan Pacifique contaminés, ballots de terre dans des décharges à ciel ouvert, même la pègre des Yakuzas s’est emparée du business du nettoyage de la zone contaminée…

Décontaminer une zone nécessite un travail coordonné de nombreuses personnes, entre 4 000 et 5 000, mais pas de manière continue sur de longues périodes afin d’éviter une trop grande exposition aux radiations. De nombreuses personnes sont prêtes à travailler pour presque rien. Nous avons rencontré un journaliste infiltré, travaillant depuis six mois à Fukushima pour 80 € par jour alors même qu’il risque sa vie. Mais les entreprises sous-traitent jusqu’à huit niveaux. Donc c’est un marché comme un autre où chacun se sert au passage. Être pourvoyeur de main-d’oeuvre comme multiplier les intermédiaires, les Yakuzas savent faire !

Dans Observer, vous faisiez référence au philosophe Günther Anders expliquant comment dans la technologie moderne, le déclenchement d’une action et son effet ne cessent de se séparer et de s’éloigner, empêchant la représentation de ses actes, paralysant aussi l’imaginaire. Le nucléaire civil procède des mêmes effets…

Totalement. Anders a réalisé une analyse quasiment définitive entre nos inventions technologiques et notre incapacité à en imaginer les conséquences. Le nucléaire civil est entièrement lié au militaire, en France comme au Japon. Les décisions que nous pouvons prendre sont décalées des informations émotionnelles, brisant toute relation entre ce qu’on croit faire et ce que l’on fait vraiment. On ne se représente pas les dommages que l’on cause car ils nous dépassent. La population, elle, se cantonne à la jouissance immédiate qu’elle tire de la technologie. N’oublions pas que Tepco, la multinationale gérant le site nucléaire de Fukushima Daiichi, est une agence privée, cotée en bourse. Elle a caché des malversations, des accidents, truqué des mesures… Autant d’éléments ayant conduit à la catastrophe. On s’inquiète aujourd’hui du recours à la sous-traitance par EDF qui n’est pas insensible à la demande de profit. Or Tepco est justement tombée par cet appât du gain. Une autre centrale, située un peu plus au Nord a reçu encore plus fortement le tsunami sans avoir les moindres dégâts. Les erreurs étaient humaines et antérieures, voilà ce qu’a conclu la commission d’enquête parlementaire japonaise. Mais la communication de masse a gagné, pour tout le monde le tsunami est la cause de la catastrophe, ce qui est faux.

Quel univers plastique avez-vous imaginé ?

La pièce se déroule en deux temps. J’aimerais garder la surprise mais il y a un sol en plastique blanc formant comme une grande cabine de douche de décontamination. La seconde partie englobe une partie de celui d’Observer, le décor du nucléaire civil encadrant et dépassant littéralement celui du militaire…


Au Théâtre national de Strasbourg, du 8 au 18 janvier

tns.fr

* Lire Poly n°215 ou sur poly.fr

 

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