Sauve qui peut (la vie) : Rencontre avec Eddy D’Aranjo, metteur en scène d’Après Jean-Luc Godard au TNS

Après Jean-Luc Godard, © Willy Vainqueur

Le jeune metteur en scène Eddy D’Aranjo, diplômé du TNS en 2019, y crée Après Jean-Luc Godard, Je me laisse envahir par le Vietnam. Une tentative de portrait du cinéaste par les motifs de son œuvre qui a dérivée en réflexion autour d’un sentiment de catastrophe.

Vous dites de votre rencontre avec le cinéma de Godard qu’elle est comme « l’effraction d’une exception dans le cours des choses » pour vous, « prolétaire picard », pris de plein fouet à vos 15 ans par la mélancolie et la douce désinvolture d’À bout de souffle, plus de 50 ans après sa sortie. C’est ça la force de Godard au début de la Nouvelle Vague, casser les codes et toucher tout le monde ?

Son cinéma a été une ressource à de nombreux moments de ma vie : adolescent pour ses images qui m’autorisait au désir et à la liberté, plus tard il m’a permis d’articuler la beauté et la recherche de justice qui modèlent son art. Avec le temps, confronté au deuil, les images et les sons de ses films m’ont ouvert à une certaine mélancolie. Mais l’héritage de Godard dans la culture est paradoxal : tout le monde connait son nom, mais personne ne le connait vraiment. Il fait partie d’une certaine aristocratie d’art, devenant un fétiche culturel par conformisme de l’élite qui se doit de l’aimer. Pourtant c’est le cinéaste le plus libre et dissident qui soit, affirmant que l’art est une exception quand la culture est la règle. Nous souhaitions partir de sa récupération par la culture pour réveiller son énergie transgressive. Et paradoxalement, pas besoin d’avoir vu le moindre de ses films pour voir notre pièce.

Comment a évolué cette approche de l’héritage d’un cinéma politique, passant par le décorticage de sa grammaire cinématographique ?

Le point de départ était de reprendre, par décennies, les hypothèses de Godard sur le cinéma, notamment son rapport à la vérité, pour transposer ses tentatives formelles et les vérifier au théâtre. Mais cette idée conceptuelle s’est transformée sur scène avec les comédiens, donnant un spectacle totalement différent. Nous avons pris d’autres détours pour approcher son art. Dans le fil de son exploration de toutes les formes (fiction, documentaire, essai…), la pièce s’ouvre sur une fiction dans laquelle des gens prennent soin d’un vieil oncle : Godard. Nous mélangeons les vocabulaires et niveaux de temporalité en recourant à la performance et au documentaire dans une seconde partie qui part de sa prophétie de la mort du cinéma et de ses interviews sur le 7e art. Nous cheminons ainsi sur le fil de son inquiétude éthique autour du sens de la représentation face aux camps. Quatre photos prise par un Sonderkommando dans les chambres à gaz d’Auschwitz nous relient à cela. Pour lui, le grand ratage moral et politique de ce médium au XXe siècle serait qu’il n’a fait que rendre aveugle alors qu’il aurait dû donner à voir le monde. Ces fantômes de l’Histoire le traversent et la question de la représentation de l’innommable hante tous ses films tardifs. Là où nous pensions le rencontrer dans la jeunesse de ses premières œuvres, collant à la nôtre, c’est plutôt le Godard d’aujourd’hui, âgé de 91 ans, qui s’impose avec son sentiment de catastrophe et sa volonté de conserver de la lumière.

Qu’est-ce que la confrontation à sa manière d’aborder l’art et le politique change dans votre approche du théâtre ?

Les répétitions de la pièce m’ont permis de m’autoriser à un certain lyrisme et à la sentimentalité. Autant de choses plutôt galvaudées, si ce n’est regardées avec scepticisme. Nous avons recherché une réflexivité propre au théâtre en faisant apparaître, comme lui, les conditions de sa production avec une forme d’humour ludique. Se posait alors la question de ce qu’il peut ? De ce que lui seul peut ? Et je crois que le théâtre aussi est mort, au moins dans sa puissance de prescription. Face aux industries culturelles, nous avons perdu d’avance. Ceci dit, Godard croit au minoritaire, aux petits espaces de lutte et de pensée. Son intégrité éthique est forte et il a le courage de continuer quand même. Si le théâtre peut quelque chose, c’est sur un terrain qui échappe à la logique de la consommation culturelle.

Quels sont vos outils pour penser et combattre la violence de notre époque à laquelle vous dites que « nous sommes trop habitués » ?

L’art doit nous déshabituer à la violence en nous y confrontant. La question de sa représentation est centrale dans mon travail. La pièce s’attaque à son caractère irreprésentable par les outils artificiels théâtraux (le soin d’une personne mourante), mais aussi par la photo et l’archive dans une tension entre l’intime et l’historique. Mon projet vise à rendre présent le passé pour prendre soin de ce qui disparaît.

Eddy D’aranjo, TNS, Après Jean-Luc Godard – Je me laisse envahir par le Vietnam

En 1967, dans L’Avant-Scène, Godard jouait à définir le cinéma : « se regarder / dans le miroir des autres oublier et savoir ». Valable pour le théâtre ?

J’aimerais pouvoir embrasser sa légèreté et son courage, mais je pense être plus inquiet et sceptique. Au moment où j’en suis, je n’arrive pas à faire de l’art sans que sa participation au fonctionnement de la culture ne soit un problème.

Qu’est-ce qui fait qu’un artiste pas même trentenaire se retrouve gagné par la mélancolie ?

Le monde ! Il est plus grave et plus joyeux qu’en 1960. La question de notre finitude, le sentiment de vivre tout ce qui nous arrive comme un dernier tour de piste car la vie que nous menons n’est pas durable, écologiquement parlant, c’est dur. Mon parcours est celui d’un transfuge de classe, ce qui m’empêche de regarder la culture avec naïveté. Certes elle est possibilité de pensée et d’accès à une sensibilité mais elle participe aussi à la reproduction d’un système de domination. Ma position est un peu honteuse, clivée, même si j’essaie de reverser cette inquiétude dans mon travail.

Violence, amour et lutte sont trois motifs essentiels de votre pièce. De quoi se remplissent-ils ?

La violence, nous essayons de la regarder, sans déni, sans l’esthétiser ni la rendre supportable. L’amour est très présent. J’essaie – et j’aimerai – qu’on l’autorise. Ce texte ne parle que de cela en vérité. Mais l’amour est toujours en regard de disparition : au moment du deuil, se révèlent sa vérité par sa perte. Enfin, la lutte, en effet. J’aimerai qu’elle soit plus présente qu’elle ne l’est dans la pièce. On ne fait pas semblant d’être victorieux, mais on mène la lutte.


Au Théâtre national de Strasbourg du 19 février au 6 mars
tns.fr

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