Pas mar du café

Les industriels nationaux et internationaux règnent sans partage sur le marché du café. En Alsace, subsistent pourtant une petite dizaine de torréfacteurs plus ou moins artisanaux qui se répartissent intelligemment la clientèle. État des lieux.

Le café demeure l’une des boissons préférées des Français dont ils sont le troisième importateur au monde derrière les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne. Quasiment un patrimoine. Représentant pas moins de 4% du commerce mondial des produits alimentaires, 100 millions de sacs en toile de jute de 60 kilos sont produits chaque année dans 70 pays – 34 millions par le seul Brésil. Les Français en consomment pas moins de 5 kg par an. Ce marché faramineux est bien entendu dominé par des firmes agroalimentaires internationales comme Kraft Foods (Jacques Vabre, Carte Noire, Grand-Mère, Tassimo, Hag…), Nestlé (leader mondial du café soluble avec Nescafé, mais aussi des capsules avec Nespresso) ou encore Segafredo Zanetti (Segafredo, San Marco, Philtre d’Or, Réveil de Stentor, Café Quotidien ou Café Corsica). En France, les rachats de torréfacteurs régionaux ont été nombreux depuis les années 1980, aboutissant à une concentration hyperconcurrentielle du secteur. L’arrivée, il y a six ans, des dosettes revigorait le marché, permettant notamment de vendre les machines correspondantes. Quant au double effet marketing/mode des capsules Nespresso, il a réussi le tour de force de transformer un bien de consommation populaire, en produit de luxe.

Résistance alsacienne

En Alsace, les anciennes maisons sont toujours là, pour la plupart restées sous le giron familial. Ainsi les Cafés Sati découlent du magasin de torréfaction À la Renommée du Café de la rue des Francs-Bourgeois, à Strasbourg (1926). En 1936, ils prennent le nom de Sati – Société Alsacienne de Torréfaction et d’Importation – qui installe le premier entrepôt sous douane de la région au Port du Rhin (1964). Nicolas Schulé est aujourd’hui la troisième génération à gérer une entreprise qui réaffirme son régionalisme depuis la rentrée avec une énorme campagne de publicité arborant le slogan « alSATIen ». Le destin de l’entreprise est en partie lié à celui des Cafés Reck, les deux familles ayant des participations croisées depuis des années. Créée en 1884, la maison Emmerich est reprise dès 1919 par les Reck. Une histoire et des traditions qui font la fierté de Thomas Riegert, actuel PDG qui affiche fièrement dans sa boutique strasbourgeoise de la rue de la Mésange : « Mon grand-père était torréfacteur. » C’est aussi une histoire de famille chez les Schreiber qui produisent, à Munster, les cafés éponymes depuis 1931. D’autres sont passés sous le giron de grosses entreprises étrangères comme les cafés Warca (créés en 1929 par le Mulhousien Wagner) et Brosio (créé aussi en 1929 à Schiltigheim) rachetés dans les années 1990 par le groupe allemand J.J. Darboven qui a fermé il y a quelques années l’usine de Wittenheim au profit de Hambourg. En 1997, les Cafés Henri acquéraient les marques lorraines Grillon et Stanislas, continuant l’exploitation de cette dernière, très bien implantée sur ce territoire.

Quatre poids lourds…

S’il existe aujourd’hui une petite dizaine de torréfacteurs alsaciens, brûlant leurs cafés vert selon des formules de temps et de températures bien précises, trois d’entre eux se taillent la part du lion, Sati en tête. Avec son usine de production du port du Rhin, il torréfie pas moins de 2 500 tonnes de café par an pour sa propre marque et autant pour d’autres, comme Reck. Soit 20 millions de paquets de 250 g chaque année. Toutes les gammes sont en référence : café en grain, moulu, mélanges, arabica, dosettes, décaféiné et pures origines. Trop petit pour être national (une cinquantaine d’employés pour 30 millions d’euros de CA), trop grand pour être seulement régional, Sati est présent dans le Grand Est (de Belfort à la Lorraine) et dans une dizaine de pays, notamment grâce à une usine polonaise ouverte au début des années 1990 pour se positionner sur les pays de l’Est. 80% de ses ventes s’effectuent en Grandes et Moyennes Surfaces (GMS), les 20% restants dans les Cafés, Hôtels et Restaurants (CHR).

Avec 600 tonnes torréfiées chaque année, les Cafés Henri – créés en 1949 rue des Hallebardes à Strasbourg, repris en 1980 par Christine et Frédéric Steiner – regroupent petit à petit leur centre de production à Hoerdt. Huit boutiques traditionnelles et trois magasins d’usine, de Neuves-Maisons (54) à Illkirch-Graffenstaden s’ajoutent à une clientèle en CHR et en distribution automatique (pour entreprises et collectivités) en plein essor. Sa “Elsass line” ne passe pas inaperçue dans la grande distribution et lui permet aussi de viser les épiceries fines et l’exportation en jouant la carte de produit local, même si les caféiers ne poussent pas en Alsace. Avec 80 employés et 8 millions d’euros de CA, l’entreprise a la force de maîtriser en interne toutes les opérations, de la production à la distribution, notamment en ayant intégré Cadima, entreprise vendant des machines professionnelles et assurant leur service après-vente.

Torréfiant quatre fois moins qu’Henri, Distri Cafés se positionne lui aussi sur la distribution automatique, les collectivités et les CHR, mais dans le Haut-Rhin depuis le site de Colmar. Les sœurs Sophie Allheily et Estelle Petitdemange ont repris l’entreprise à la suite de leurs parents qui rachetaient Les Cafés Au Bon Nègre en 1984. La marque, née en 1924, n’a alors que trois boutiques. Elle en compte aujourd’hui sept (Colmar, Mulhouse et Wittenheim) et emploie 38 personnes pour un chiffre d’affaires de 2,5 millions d’euros, dont la moitié est réalisé par leurs propres boutiques. Concessionnaire exclusif des machines expresso La Cimbali dans le Haut-Rhin, Distri Cafés a su « se diversifier, offrir – comme les Cafés Henri – du thé pour lequel l’engouement est soutenu depuis une poignée d’années et des produits régionaux connexes devenus aujourd’hui indispensables comme compléments face à l’augmentation du coût des matières premières » confie Estelle Petitdemange. Quant au nom historique, Au Bon Nègre, il vit ses dernières heures. « Même si nous y sommes attachées, il renvoie à une époque coloniale totalement dépassée. Nous sommes donc sur la voie de son remplacement… »

Enfin, les Cafés Reck avec 300 tonnes torréfiées annuellement se positionnent sur un segment « haut de gamme dans lequel la quantité n’est pas une finalité » comme l’explique Thomas Riegert. Si le réseau CHR représente 80% de son chiffre d’affaire, les neuf boutiques où se mêlent produits du terroir, espaces de dégustation (expresso bars) et cafés fraîchement torréfiés, sont la véritable fierté du PDG qui propose encore « des mélanges inventés par [s]es grands-parents ». Il s’est d’ailleurs amusé à rappeler cette tradition à tous les passants de la rue de la Mésange en pastichant le « What else ? » placé au-dessous du passeport de Georges Clooney sur la vitrine de la boutique Nespresso de la même rue en indiquant : « Moi je suis torréfacteur ! » Un joli pied de nez à Nestlé, mastodonte suisse aux 250 boutiques dans le monde et 5 500 employés qui revendique quelque 10 millions de consommateurs et 12 300 tasses de café (Nespresso, of course) bues, chaque minute, en 2010 !

Peu de concurrence géographique

La réussite et la pérennisation des entreprises de torréfaction alsaciennes artisanales tiennent à leur sage répartition du marché. Rien d’organisé – la concurrence existant sur certains secteurs – mais des zones de chalandise géographiquement réfléchies qui permettent aux Cafés Rasco (installés à Haguenau), Cafés Loegel (dans la galerie marchande d’Intermarché à Sélestat), Cafés Schreiber (atelier-boutique dans la Grand-Rue de Munster) et Cafés Yack de Mulhouse (positionné sur les restaurateurs de l’agglomération et de l’Alsace du sud) d’exercer leur métier avec aisance et d’axer leur production sur la qualité, la recherche aromatique et la diversité des provenances. En moyenne, ils offrent de 10 à 20 origines ou mélanges, fraîchement torréfiés par leurs soins, à une clientèle fidèle et connaisseuse. Et c’est bien sur la qualité de leurs produits et leur art de la torréfaction que se disputent les professionnels (de petite taille) du milieu, chacun vantant son savoir-faire.

Le petit dernier, Veda Vireswami, créateur en 2006 des Cafés Exquis, vient de frapper fort. Le 2 octobre, il se voyait attribuer, en même temps que 10 autres torréfacteurs hexagonaux, le titre de Meilleur torréfacteur de France 2011 par le Comité français du café. Une consécration pour cet esthète du produit installé à Geispolsheim qui vend ses cafés aux particuliers, à quelques épiceries fines et à des restaurateurs exigeants. Torréfiant manuellement et en petites quantités, « jamais plus de 22 kg à la fois pour conserver le meilleur contrôle possible sur la qualité de son produit final », il est intarissable sur les cafés verts qu’il choisit d’après échantillons, privilégiant les plantations d’altitude, gage de grande qualité. Avec six tonnes de cafés par an, Veda espère beaucoup des retombées du concours et de la prochaine ouverture d’un espace de vente en ligne sur Internet.

(cliquez pour télécharger) Prix et production des torréfacteurs alsaciens / Nespresso

 

Diversification face à spéculation

Depuis juin 2010, le cours du café s’est envolé, prix d’assaut par la spéculation sur les matières premières. L’arabica (New York) et le robusta (Londres) ont quasiment triplés en quelques mois. En 2011, les prix ont quelque peu baissés mais restent tout de même, à l’heure où sont écrites ces lignes, deux fois supérieurs au cours d’avant spéculation. Conséquence directe pour les torréfacteurs, une augmentation d’autant de leur coût de revient et l’impossibilité de répercuter ces hausses sur les prix de vente au consommateur. Les plus gros (Sati, Henri et Reck) ont pu attendre un peu avant d’augmenter leur prix, les autres n’ayant guère la trésorerie nécessaire pour. Idem pour les dosettes et capsules, déjà bien plus chères que le café en grain ou moulu. Dès lors, vendre des breuvages d’exception comme le Blue Mountain de Jamaïque à 120 € le kilo (Distri Cafés, Cafés Schreiber…) devient mission impossible.

Face à la mode Nespresso, entre facilité d’utilisation et design épuré, les entreprises alsaciennes refusent l’encapsulation à l’aluminium, leur préférant les dosettes en papier type Senséo. Même Sati, qui a « payé pour voir en contrecarrant au monopole de la dosette il y a cinq ans, bien avant l’ouverture à la concurrence décidée par l’UE ». Ils n’ont pas non plus choisi les Nep-Cap, capsules vides de type Nespresso à remplir soi-même de café moulu, fabriquées en prolypropylène par l’entreprise Red Point Source. Nos torréacteurs ont plutôt pris le parti de la diversification des produits, voire d’initiatives plus surprenantes. Ainsi, les Cafés Henri se lancent dans « le tourisme industriel » en proposant des visites de la torréfaction et des magasins d’usines par des « guides caféologues maison », suivies de dégustations. Un bon moyen d’attirer les touristes de passage et de donner une visibilité à la marque.

De plus en plus nombreux sont ceux à parier sur le segment de machines à expresso automatiques (moulant le grain directement pour faire un expresso). Pour Estelle Petitdemange, « ce marché est en plein boom avec une croissance à deux chiffres chez Distri Cafés. » Ces machines automatiques représentent 20% du marché dans le BadeWurtemberg, contre seulement 2 à 3% pour l’instant en France. Chez Sati, on « croit beaucoup en l’avenir de ce segment du marché, à la fois plus économique et écologique que les capsules mais surtout, offrant un bien meilleur café en tasse », assure Patrick Hubscher, directeur commercial. Même son de cloche chez Thomas Riegert qui sent lui aussi la bonne affaire. Il est d’ailleurs « le distributeur de la marque haut de gamme Thermoplan, dont Starbucks vient d’acquérir 50 000 machines ! Elles sont très en avance sur le lait, notamment, un marché multiplié par 15 en moins de 10 ans sur les salons professionnels. » De quoi réjouir les torréfacteurs artisanaux. Veda Vireswami en tête : « La France a un certain retard culturel dans la connaissance du café. Il faut que les petits artisans comme moi, amoureux de leur produit, éduquent au goût et partagent leur plaisir du bon café. Plus les gens disposeront de machines performantes, meilleurs seront leur café. Reste pour eux à bien le choisir… »

 

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