Je suis Falkbinder

© Jean-Louis Fernandez

Pour sa première création au TNS, Stanislas Nordey partage la mise en scène avec Falk Richter. Je suis Fassbinder, pièce engagée et grinçante, s’attaque au racisme et aux nationalismes ré-émergeants en Europe dans un mélange d’extraits de films et d’auto-fiction passés au tamis du cinéaste Rainer Werner Fassbinder.

Des alter ego, à l’instar de Chéreau / Koltès, rien de moins. Le duo Nordey / Richter s’est découvert il y a quelques années avec pour point d’orgue My Secret garden (2010). Celui qui n’était pas encore directeur du TNS avait lu « 600 pages du journal intime tenu depuis des années par Falk Richter. J’ai tout de suite voulu le monter et être lui sur scène, parce que je m’y reconnaissais à tous points de vue : les réflexions sur le monde, le théâtre, l’amour… » Ayant pris la tête de l’institution strasbourgoise, Stanislas Nordey proposa immédiatement à Richter d’en devenir un des auteurs associés et de construire, à quatre mains, sa première création maison. « Il écrit tout, mais c’est moi qui lui ai glissé la thématique de Fassbinder, comme un aiguillon qui le pique pour aller en des terrains inhabituels », confie-t-il, malicieux, se rappelant du plaisir pris par l’auteur allemand dans cette pièce, de son propre avis « l’une des choses les plus importantes qu’il ait écrite dans sa vie, sûrement parce qu’il était alors loin de chez lui. Je suis Fassbinder sera une sorte d’autoportrait croisé de Falk, de Fassbinder et de moi. »

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Collectif

Les équipes se mêlent (scénographe, dramaturge et compositeur allemands ; comédiens et traductrice français) et se retrouvent à Berlin avant d’investir le TNS pour bâtir ce projet. Ensemble, ils lisent de nombreuses interviews de Fassbinder, regardent ses films en boucle comme Les Larmes amères de Petra von Kant, discutent de l’incroyable actualité des thématiques dont il s’emparait : la question du groupe et la place de l’immigré (Tous les autres s’appellent Ali 1974), le genre dans L’Année des treize lunes (1978)… En Allemagne, il est une figure tutélaire, le premier à donner des rôles principaux à des personnages qui était des immigrés, de très vieilles femmes, des homosexuels, des femmes au foyer, les habituels oubliés du cinéma. Symbole des artistes engagés des années 1960-70, créateur provocant et tout en démesure, Fassbinder a tourné 42 films en 17 ans. Un bourreau de travail dont la vie était entièrement dédiée à son œuvre, inspirant à Stanislas Nordey une réflexion sur la place actuelle des artistes, question hantant ses discussions soutenues avec Falk Richter : « S’autorise-t-on à dire tout ce qu’on veut en tant qu’artiste ? Où commence l’autocensure ? »

Stanislas Nordey & Falk Richter © Jean-Louis Fernandez
Stanislas Nordey & Falk Richter © Jean-Louis Fernandez

La France en automne

Richter aime croiser différents modes d’écriture et de langage, nourrissant son processus de création du collectif : citations de Fassbinder, réactualisation de scènes de films choisies par les comédiens, extraits intimes et monologues introspectifs d’un être angoissé et déboussolé par l’évolution d’une société dont il ne cachera aucun des bouleversements actuels. Frontières, nationalisme, racisme, migrants, montée de Marine Le Pen, sexualité, terrorisme, homophobie… « Mon processus vise à relier ce que Fassbinder disait dans les années 1960 et 1970 à aujourd’hui, à regarder notre monde par ses yeux », explique-t-il. L’auteur et metteur en scène prend pour fil rouge une réactualisation de L’Allemagne en Automne, film regroupant des courts métrages de différents réalisateurs autour des années de plomb. Celui signé et interprété par Fassbinder évoque la Bande à Baader et l’état d’urgence. Il y questionne notamment sa propre mère avec virulence, la poussant à exprimer son désamour pour la démocratie et le sentiment, partagé à l’époque, souhaitant un dictateur éclairé à la tête du pays. Richter retravaille cette scène en fonction du contexte français, Nordey jouant Fassbinder et Laurent Sauvage sa mère. « La situation m’a fait penser à celle de la France après les attaques du 13 novembre à Paris, explique-t-il. Je me souviens de ce sentiment premier de peur quand j’ai appris ces événements, me demandant comment cela pourrait changer nos vies… »

FEAR, son dernier spectacle créé à la Schaubühne de Berlin, parlait de ce même sentiment collectif : « La peur des réfugiés, l’Allemagne se divisant entre ceux qui veulent les accueillir et les aider, et d’autres très opposés, suspicieux, gagnés par la crainte, sans parler de l’extrême droite et notre propre Front National qui se construit à son tour de manière encore plus dangereuse car vraiment reliée à une pensée nazie. Où allons-nous ? Vers quoi pensons-nous que nous devrions aller ? J’essaie aussi de rendre compte des angoisses actuelles en France pour questionner ce qu’il est possible de dire, ici, sur une scène de théâtre. Comment traitez-vous de la situation politique actuelle ? Que taisez-vous au théâtre ? »

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Radikal

Compagnon de route de Nordey depuis ses 20 ans, Laurent Sauvage était déjà de l’aventure Das System (2008) et My Secret garden (2010). L’acteur évoque « le plaisir de travailler en direct avec l’auteur, sa vision précise de ce qu’il écrit et son engagement total » pour plonger dans les maux gangrénant le vivre ensemble. « Je suis Fassbinder ressemble à un grand rêve – ou un cauchemar – peuplé de traces, dans le trouble de qui parle et en quel nom mais avec une acuité sans concession. » Cigarettes, alcool, nuits blanches et nudité créent une “ambiance Fassbinder” qui prend corps au plateau, les comédiens portant beau : manteaux seventies au col évasé, Ray-Ban bouffantes, chemises en flanelle et pantalons pattes d’eph’ dans un décor sur trois niveaux avec tables et immense canapé noir en skaï. Des scènes collectives sont projetées sur le mur du fond, deux écrans tombent des cintres. Stanislas Nordey et Falk Richter parlent beaucoup en dehors du plateau, tissant les fils permettant à ce dernier d’écrire la mise en scène sur le vif, à grand renfort d’improvisations, une de ses marques de fabrique. Si vous avez aimé l’engagement de Small Town Boy, vous ne serez pas déçus car vous n’avez encore rien vu…

Au Théâtre national de Strasbourg, du 4 au 19 mars – www.tns.fr
> Projection du film Les Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder, lundi 7 mars à 20h, au cinéma Star
> Rencontre avec l’équipe artistique à la Librairie Kléber, samedi 12 mars à 14h30

Au Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse), du 26 avril au 4 mai – www.vidy.ch

Au Théâtre national de La Colline (Paris), du 10 mai au 4 juin – www.colline.fr

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