Goûte mes hits

Burgalat par Serge Leblon

Éternel fan des sixties, producteur, musicien, le boss de Tricatel a créé le label il y a un peu plus d’une quinzaine d’années… presque comme Poly. Entretien avec Bertrand Burgalat (qui vécut un temps à Colmar, dans les 70’s), improbable trait d’union entre Valérie Lemercier, Michel Houellebecq, Marc Lavoine et Ingrid Caven.

Pour faire votre propre Portrait-robot, titre de votre album de 2005, quels adjectifs utiliseriez-vous?

Ah, j’en sais rien… Quelle image je véhicule ? Je ne me vends pas comme un personnage : je mets mon énergie dans la réalisation de disques et me présente comme je suis, n’essayant pas d’exprimer quoi que ce soit au travers de ma personne. Quand on me pose des questions sur mes lunettes ou mes fringues, ça me gène… enfin, surtout pour celui qui me les pose. Je ne suis ni puritain ni pudibond, mais ça ne m’intéresse pas de mettre une toge ou un sous-pull mauve pour passer au Grand journal. Je suis assez sûr de ce que je fais pour ne pas avoir besoin de jouer sur le côté Brigitte Fontaine. Vous proposeriez quoi, vous, me concernant ?

Vidéo de Playa Blanca de Michel Houellebecq :

Persévérant, esthète…

Persévérant… sans doute, car je me suis souvent dit que j’allais tout arrêter, mais je suis toujours là ! Esthète ? C’est gentil, mais je ne peux pas le dire de moi-même. C’est comme se définir comme “intellectuel” ou “artiste”… Ceux qui le font ne le sont pas, en général. Dans mon quartier, un mec qui a ouvert un restaurant se dit “artiste de la pizza”. C’est super la pizza, mais de là à en vendre comme des œuvres d’art…

C’est si dur d’avoir à poser un regard sur soi-même ?

C’est dangereux. Regardez Beigbeder, un type plutôt agréable mais qui, dès qu’il dit quelque chose, intègre déjà la critique qu’on peut lui faire. J’aurais pu écrire une critique négative accompagnant la sortie de mon nouveau disque, du genre : « Il nous emmerde avec son côté petit marquis pop proustien qui n’a jamais lu un livre de Proust. » Mais je ne l’ai pas fait…

Vidéo de Gris Metal (2000) :

On évoque très souvent votre dandysme et c’est vrai que vous êtes davantage « Armani et nœud pap’ » que « survet’ vert et mauve fluo » pour paraphraser une de vos nouvelles chansons…

On dit ça car je ne suis pas la mode. Je n’essaye pas non plus d’être à contre-pied. Je ne résiste pas à l’air du temps même si les emprunts au passé, les “réminiscences idéalisées” permettent d’aller de l’avant. Les années 1960 que j’ai connues, enfant, ne me rendent pas nostalgique. Mélancolique, mais pas nostalgique.

Passionné par Kraftwerk, vous avez débuté comme producteur, notamment pour Jad Wio…  Pourquoi la musique ?

De toutes les formes d’expression, c’est la plus immatérielle, celle qui nous arrache le plus de la vie quotidienne, qui nous sort du réel, surtout la musique instrumentale. Ensuite, je me suis rendu compte que des artistes moins “spaciaux”, comme les Kinks ou les Beach Boys, pouvaient transcender la réalité.

Pourquoi pas le ciné ou les arts plastiques ?

Je tire la langue depuis quarante ans pour m’exprimer à travers la musique alors je ne vais pas sortir de bouquin ou de film de manière dilettante, ça serait du foutage de gueule ! Il faut faire les choses de manière engagée, pas uniquement pour paraître ou avoir un statut social.

Étiez-vous, dès le départ, intéressé par le travail des producteurs, les arrangements d’André Popp ou de David Whitaker, deux influences des sixties qui irriguent vos propres productions ?

C’était mystérieux tout ça pour moi. Lors des premiers concerts où je me suis rendu, j’essayais d’analyser les sons et c’était très chouette. Lorsque je voyais le crédit “Produced by Nick Mason of Pink Floyd” sur certains disques comme celui de Robert Wyatt, je me disais : « Je ne comprends pas exactement ce qu’il fait, mais son boulot de producteur est pas mal. » À l’époque, il ne suffisait pas de taper sur Wikipédia pour percer les mystères, faire son éducation. J’ai découvert les arrangeurs dans les années 1980 quand j’ai remonté la pelote en lisant les noms sur les pochettes, celles de Gainsbourg notamment.

Vidéo de Bardo’s Dance :

En 1995, vous lancez votre label, Tricatel. Considérez-vous le mitan des années 1990 comme un âge d’or ?

Pour moi, c’est une période horrible ! Du rock bourrin épouvantable d’un côté, Oasis, un groupe passéiste et scolaire qui a tué le rock anglais, de l’autre… Bon, il y avait High Llamas, Saint Etienne, Stereolab ou Pulp, qui perpétuait l’esprit des Kinks, mais je trouve que tout était assez moche dans les années 1990.

Actuellement, la musique est moins moche ?

Aujourd’hui, c’est la dictature du bon goût, mais les choses n’avancent pas. Elles bougent dans des moments où on a l’impression qu’il ne se passe rien : au début des années 1960, par exemple, où l’Angleterre était complètement anesthésiée.

Tricatel a connu des crises. Comment avez-vous tenu la barque ?

Pas très bien. Mais le label est un outil, pas une fin en soit. C’est une structure qui ne me rapporte pas d’argent, mais m’en coûte. Je fais parfois des boulots à la con comme une sélection musicale pour une boutique et l’argent permet de payer les déficits. Je gagne ma vie comme compositeur, plus ou moins bien selon les rentrées à la Sacem…

Bande annonce de My Little Princess :

Et les musiques de films pour Les Nuits fauves, Quadrille, Palais royal ou, plus récemment, My Little Princess ?

Ça ne nous rapporte rien car nous le faisons pour des films qui n’ont pas de budget pour la musique. C’est un pari sur l’avenir : notre seule récompense est d’être encouragé. C’est pour ça que je suis très sensible aux critiques. Les gens qui font des trucs qui cartonnent s’en foutent de se faire défoncer par la presse, ils disent que le public a toujours raison. Quand on est plus en marge et qu’on sent de l’incompréhension ou de l’indifférence, c’est hyper dur. Les gens ont tendance à nous surestimer, à imaginer les artistes du label plus forts qu’ils ne le sont.

Comment expliquer ce succès commercial relatif ?

C’est dommage car beaucoup de gens pourraient aimer ce qu’on fait. Si je savais comment vendre des disques, je le ferais. Mettre des billets de cinq euros dans nos disques ?

Et des passages à la radio ?

Pour la première fois, Bardot’s Dance, extrait de mon dernier album, est largement diffusé sur France Inter, mais quelles sont les conséquences ? C’est un peu mon mantra actuellement : si j’en avais la possibilité, j’irais directement vers le grand public, non pas pour son fric, mais pour son côté plus instinctif. Je ne fais pas de musique pour les trentenaires snobs.

Vous avez fait connaître Peter Van Poehl… qui vole aujourd’hui de ses propres ailes. Ça vous séduit ou vous désole ?

Le disque de Peter est sorti sur Tôt ou Tard et a bénéficié d’appuis et de moyens qu’il n’aurait jamais eu en sortant chez nous. Nous cherchons à faire émerger des gens singuliers et intéressants, mais notre rôle s’arrête au moment où on veut nous les piquer.

La guerre “majors versus indépendants” a-t-elle encore lieu ?

Non, je vois plutôt une guerre entre petits et gros indépendants. J’ai commencé le métier avec des préjugés très anti-majors, mais avec le temps je trouve qu’il y a une complémentarité. Nous ne sommes jamais gênés par les trois ou quatre majors. En revanche, les préoccupations des petits sont accaparées par les grands, souvent financés par l’État ou par Lagardère. Ils sont une poignée à se partager toutes les aides et les labels de notre taille, plus artisanaux, tels que Born Bad (Magnetix, Frustration, Cheveu, Hunx and his Punx, NDLR), Versatile (I:Cube, Zombie Zombie, Château Flight…) ou Record Makers (Klub des Loosers, Kavinsky, Sébastien Tellier…) ne sont pas pris en compte car les gens sensés nous représenter ne pensent qu’à leurs intérêts. Cette industrie change et sera de plus en plus tributaire d’un financement public ou semi-public… avec le risque de tomber dans l’arbitraire, le copinage et l’injustice. En musique, on passe d’Eddie Barclay à Jean-Michel Ribes et je ne sais pas si c’est si bien que ça.

Comment écoutera-t-on des morceaux dans quinze ans ? 45 tours, mp3… ?

Je ne suis pas un fétichiste du vinyle, même si nous en éditons. En tant qu’auditeur, j’achète énormément de choses sur les plateformes numériques. Je déplore néanmoins que les gens écoutent de la musique dans de mauvaises conditions, sur de mauvais haut-parleurs. C’est une régression.

Vidéo de 95C de Valérie Lemercier :

La musique est trop chère ?

Beaucoup de gens trouvent que c’est trop élevé un disque à dix euros surtout si ces mêmes personnes vont dépenser des millions pour une chaise à la vente Saint-Laurent ou s’acheter de l’art pour échapper au fisc. Certains essayent de redonner de la valeur à la musique en la marketant comme de l’art contemporain.

C’est un peu ce qu’a fait un des artistes Tricatel, Etienne Charry…

Oui, il a fait soixante morceaux uniques et en a vendu un paquet… à 1000 euros pièce alors que nous avons sorti deux albums avec lui et personne n’en voulait. On marche sur la tête !

Vidéo d’Aube Radieuse d’Etienne Charry  :

Vous faites le grand écart entre Christophe Willem et Robert Wyatt, Marc Lavoine et Ingrid Caven, Alizée et Jonathan Coe, Michel Houellebecq et Valérie Lemercier, des artistes que vous avez produit ou signé. Le titre de votre dernier disque, Toutes directions, vous définit-il ?

C’est vrai que j’oscille entre des choses un peu obscures et plus grand public, mais je ne m’adapte pas : si je fais une chanson pour Marc Lavoine, je la compose exactement de la même manière que si c’était pour moi. Jean-Jacques Schuhl a dit quelque chose comme « Le chemin entre le souterrain et le sommet est plus court qu’on croit. » J’aime la philosophie du designer Raymond Loewy qui avait pour slogan « Most Advanced, Yet Acceptable » et qui disait que la laideur ne se vend pas. Ensuite, je pense que les gens qui font des choses très grand public sont sincères : je n’imagine pas que David Guetta, lorsqu’il rentre chez lui, écoute du Pharoah Sanders ou du Béla Bartók. Il y croit à son truc. Avec Toutes directions, je me remets en question : je ne change pas de ligne, mais je ne me complais jamais dans le semi-succès.

Vos paroles, même les plus intimes, ne sont pas écrites par vous. Pourquoi ce besoin de distance ?

Ça me permet d’être un interprète. Encore une fois, je ne vends pas ma propre personne, je ne veux pas ouvrir mon journal intime. Un disque, c’est un projet personnel et collectif avec l’apport des autres, des musiciens. Je ne fais pas la pub Marie : « C’est moi qui l’ai fait ! » C’est vrai qu’aujourd’hui, c’est difficile de vendre un disque si on ne vend pas une “histoire” comme Jean-Louis Aubert qui a fait toute la promo de son dernier album en expliquant que son papa était mort. La prochaine fois, il nous parlera du fait qu’on lui a retiré son permis ? Si on n’a pas d’histoire, il faut faire l’énergumène comme Sébastien Tellier. Si demain, il se rasait la barbe et arrêtait de s’habiller comme Raël, les médias ne voudraient plus de lui.

Dernier album, Toutes directions, Tricatel

www.tricatel.com

 

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