Lorsque l’Homme était Homme

En 2020, Simone Fluhr signait un documentaire intimiste sur Jean-Luc Nancy, disparu fin août. L’Homme, ce vieil animal malade traque avec douceur et liberté ses blessures d’enfance, sa lucidité et ses doutes sur l’humanité.

Ils s’étaient rencontrés dans une autre vie, du temps où Simone Fluhr s’occupait de demandeurs d’asile dans une association strasbourgeoise. Son documentaire d’alors, Les Éclaireurs (dora films, 2011) accompagnait un livre, Mon pays n’est pas sûr (Scribest Publications), pour lequel elle sollicita une préface du philosophe. Elle n’avait rien lu de lui. Plus tard, elle découvre L’Intrus (Galilée, 2000) où il évoque sa greffe du cœur. Germe, au fil de rencontres amicales, l’idée de lui consacrer un documentaire à hauteur d’homme – « d’enfant plutôt », corrige celle qui n’en revient toujours pas du cadeau que lui fit Jean-Luc Nancy, l’invitant à le suivre partout, dès que son état de santé le permettait : à une conférence sur le mensonge où il répond avec un sérieux confondant à des enfants, à un rendez-vous de suivi à l’hôpital, à une interview autour d’une amie philosophe disparue… Comme souvent dans les films de la réalisatrice strasbourgeoise, la rencontre opère grâce à une qualité d’écoute délicate, reposant sur un amour des silences qui laissent advenir. Une petite leçon d’humanité dont le montage donne l’impression de suivre l’ordre du tournage, et le fil de la pensée naissante du philosophe face aux motifs qu’elle lui présente. La connivence qui les lie désarçonne tout autant le spectateur que Nancy semble cueilli par ce qu’elle lui propose. Un moyen de traquer l’indi- vidu derrière le penseur. Habilement, elle amène des dessins d’enfants confrontés à des états de guerre, donne la réplique d’En Attendant Godot de Beckett à celui qui brûlait de jouer dans les pièces de ses amis Lacoue-Labarthe et Jean-Pierre Vincent au tournant des années 1970. On se délecte d’une discussion sur la pornographie et l’érotisme avec le peintre Miquel Barceló, mais l’apparente légèreté n’éteint jamais une certaine lucidité sur le monde, celle que René Char appelait « la blessure la plus rapprochée du soleil ». Ainsi Simone Fluhr cherche-t-elle, par des détours qui n’en sont pas, comment est l’enfant en lui. Le questionne sur ses premiers souvenirs conscients, quand les Allemands quittent la ville de Bordeaux où il vit, tout jeune enfant, mais aussi la découverte, en bravant l’interdit d’une armoire qu’il n’avait pas le droit d’ouvrir, de la collusion entre la violence d’un pistolet et de livres sur l’horreur des expériences nazies avec celle du trouble sexuel issu des livres érotiques cachés au même endroit. L’impression d’ouvrir un chapitre qu’il n’avait jamais exploré. La question de l’animalité traverse habilement le documentaire, la nôtre bien sûr, qui fait dire à Jean-Luc Nancy qu’il n’est « plus si assuré de notre distinction humaine liée à la raison ». Lorsque, bravache, elle lui demande si folie et philosophie n’auraient pas quelques liens étroits, il déroule le basculement d’un certain nombre de ses congénères : de Spinoza à Kant, en passant par Kierkegaard et, bien entendu, Nietzsche, qui s’effondre intégralement devant la violence d’un cocher sur sa monture et dont Béla Tarr fit, en 2011, Le Cheval de Turin. « Quelqu’un qui a trop éprouvé l’infini ne peut se retrouver dans le monde ordinaire, donc il installe cette distance », confie celui qui n’eut de cesse d’apprendre à « regarder dans le noir ».


L’Homme, ce vieil animal malade, produit par dora films (DVD, VOD)
dorafilms.com

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