Famille, je vous hais : L’Étang de Gisèle Vienne

L'étang, création de Gisèle Vienne © Estelle Hanania

En s’emparant de L’Étang de Robert Walser, Gisèle Vienne signe une traversée sombre et haletante des névroses et des souffrances nées de l’inceste.

Depuis une quinzaine d’années, Gisèle Vienne est l’autrice de spectacles inclassables, remplis d’inquiétante étrangeté, de fantômes, de cruauté superbe et d’innocence perdue. Volontiers dérangeants, ils placent le spectateur en observateur, dans sa plus crue nudité, de la bête qui sommeille en lui. Libre à chacun de dénouer les fils de ce qui relève de l’imaginaire et du réel, du rêve et du fantasme, de la perversion la plus totale ou du désir le plus pur. Après des études de philosophie et de musique, elle passe par l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières. Les marionnettes la plongent au cœur du théâtre antique, aux sources mêmes du besoin humain de catharsis, de représentation et de mise à distance. Ses pièces sont ainsi peuplées de drôles de pantins plus ou moins inanimés, fantômes à taille humaine errant au milieu de vivants guère plus accueillants, échos aux univers de Cindy Sherman et d’Annette Messager. S’il y a quelque chose de pourri au royaume de Vienne, c’est que la metteuse en scène, plasticienne mais aussi chorégraphe interroge notre fascination pour les stéréotypes (lolitas, travestis, mannequins…), les comportements déviants et pulsions morbides, la face sombre de nos désirs.

Adèle et Ruth

Robert Walser (1878-1956) écrit L’Étang (Der Teich) pour sa sœur, partageant une commune douleur. L’écrivain suisse de langue allemande y dépeint une éducation et une autorité parentale étouffantes et nauséabondes sur fond d’inceste. À l’instar d’Harold et Maude, le jeune Fritz cherche les preuves d’amour de sa mère en simulant un suicide. La dose de violence et de domination dans les rapports filiaux chemine avec leurs corollaires de non-dits, de silences et de culpabilité. Pour camper la fratrie et les amis de Fritz, elles ne seront que deux : Adèle Haenel en adolescente androgyne, tout droit sortie des années 1990 avec son survêtement Tacchini, Nike Air Force aux pieds, casquette vissée sur la tête. Sa mère prend les traits de Ruth Vega Fernandez, silhouette longiligne renforcée par des bottines noires et un jean slim, cheveux longs et frange impeccable. Avant qu’elles n’investissent l’espace blanc au ralenti – support idéal à toute perturbation des sens par un travail incessant de la lumière –, des pantins chillent ou cuvent, affalés sur un lit comme au sol. Qui sont ces personnages d’une soirée que les bouteilles, renversées ici et là, racontent plutôt arrosée ? Point de réponse, mais déjà une atmosphère qui sent le soufre et les vapeurs de shit, les nimbes du rêve et l’immense solitude des êtres, appuyée par les créations musicales de Stephen O’Malley, moitié de Sunn O))) et vieux complice de la metteuse en scène. Dans la droite lignée de ses précédents spectacles chorégraphiques (Crowd, Showroomdummies…), Gisèle Vienne offre avec l’Étang une entrée toute en mouvements ralentis, saturations de sons déformés par la réverb’ et distorsion du temps. Ce qui pourrait être un monologue à dix voix devient rapidement un cauchemar éveillé dans lequel l’air semble manquer. Le duo ne cesse de dissocier mouvements du corps et paroles. La déformation des visages est soutenue par une intense amplification qui rend omniprésents souffle, bruits de bouches et tessitures changeantes en fonction des personnages pris en charge. Comme si nous étions projetés dans le bouillonnement intérieur de Fritz, le réalisme laisse place aux éruptions de tous ces petits bouts de soi qui jamais ne se taisent, au besoin de dire et de confier sa douleur. La mise en lambeaux de la famille sera totale, à l’image de la fracturation de ceux qui la composent et de l’ineffaçable brûlure qu’elle appose, au fer rouge, sur nos âmes.


Au Maillon (Strasbourg), du 24 au 27 novembre et à La Filature (Mulhouse), jeudi 24 et vendredi 25 février 2022
g-v.fr

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