Ainsi play-t-il

André Wilms avec Judith Henry dans Imprécation IV de Michel Deutsch, créé au TNS lors de la saison 1995-96 © Florian Tiedje

Comédien autodidacte ayant traversé les quarante dernières années sous la houlette des plus grands metteurs en scène (Goebbels, Grüber, Jourdheuil, Vincent), André Wilms fait partie de ces gueules mémorables qu’on aime retrouver au cinéma, notamment chez Kaurismäki dont il est l’un des acteurs fétiches. À 65 ans, il continue d’imposer son franc-parler corrosif et son refus du conformisme. Rencontre.

Vous avez grandi dans la Cité de l’Ill de Strasbourg, une cité ouvrière à l’époque. Sans tomber dans le cliché, en quoi cela compte-il dans votre parcours ?
C’est un handicap, j’aurais préféré naître riche. C’est beaucoup mieux quand on l’est. Il n’y a d’ailleurs qu’à regarder le cinéma français qui n’est fait que par des riches. Même les acteurs le sont devenus. Il faut naître riche et beau. C’est con d’être pauvre ! Sortons de ce cliché où l’on dit : « Je me suis sorti de la merde, c’est ça qui m’a poussé à réussir… »

Vous avez été plâtrier, puis êtes devenu cintrier1 à Toulouse avant d’être figurant et comédien sous la houlette du grand Klaus Michael Grüber2… Un parcours atypique. C’est ce qui fait de vous un comédien à part ?
Je ne suis malheureusement pas un comédien à part. J’aimerais bien l’être mais je ne suis qu’un comédien banal sans rien d’exceptionnel. Être à part serait ne pas être comédien du tout. Ce métier vous happe, vous gangrène, vous pourrit et vous intoxique. Les comédiens à part n’existent pas, il n’y a que des méconnus dont je fais partie. Si vous demandez aux gens de la rue qui je suis, ils ne savent pas. Ils s’en tapent. Dans le petit landerneau, j’ai réussi, mais c’est tout.

Le Havre de Kaurismäki

Pourtant vous parlez souvent du sentiment de légitimité, de la marginalité subie ou choisie… C’est quelque chose qui vous travaille ?
Je ne sais pas si ma marginalité est subie ou revendiquée. Avant je la disais revendiquée. Mais je pense que j’ai menti. Aujourd’hui j’affirme qu’elle est subie, car si l’on m’avait proposé cinq millions d’euros pour dire que « Nescafé c’est bon », j’aurais accepté. Ma marginalité est donc bien subie, non ? Il serait prétentieux de prétendre le contraire. N’importe qui me donnerait une grosse somme pour jouer mon cul sur une commode, je dirais oui !

On ne vous l’a donc jamais proposé…
Souvent, les comédiens le clament pour dire qu’ils ont refusé. Je vous jure que personne ne me l’a jamais demandé. Des merdes, on m’en a proposées mais pas assez bien payées. Car une énorme merde très bien payée, j’aurais dit oui. Pour se faire mettre, ça coûte ! Sinon je connais des endroits où on le fait pour 50 €, mais c’est plutôt du côté de la rue Saint-Denis que du Carlton de Lille.

Au Théâtre vous avez été marqué par vos collaborations avec Jean-Pierre Vincent, André Engel, Heiner Goebbels mais aussi par Armand Gatti. Dans un documentaire de Michel Deutsch sur les années Vincent au TNS (Ils étaient comme à la recherche de rêves perdus, produit par Seppia), vous disiez : « Le théâtre français est devenu une sorte de chose mollassonne qui manque de punks. On fait des spectacles qui ne font qu’entretenir la machine. »
C’est devenu une énorme machine kafkaïenne. Le théâtre français est alimenté par des scolaires qui n’y vont plus lorsqu’ils ont atteint l’âge adulte. Je suis dans une phase très pessimiste. Il manque assurément d’une vague punk, ce qui n’a pas l’air de se profiler, au contraire. Il va y avoir les bons petits collectifs politically correct et bien sympathiques qui rendront tout le monde content.

Le théâtre a-t-il perdu son engagement ? Son lien à la société ? La reflète-t-il trop ?
C’est pire que cela. Le théâtre na pas d’importance dans la société. La seule chose qu’il pourrait avoir comme force, c’est le terrorisme. La solution qui lui reste est d’échapper à ce qui compte aujourd’hui : Koh Lanta, Roland Garros, les top-models érigés en modèles, Marc Lévy et les merdes qu’il écrit… Voilà l’apocalypse culturelle ! Les salaires des footballeurs, le Qatar rachètant le PSG à prix d’or… sont les seuls exemples donnés à nos enfants. Là dedans, il y a 2% de gens qui résistent. Mais contrairement à notre époque, le capitalisme a compris qu’il avait gagné, qu’il pouvait nous écraser et que l’on ne broncherait pas. Ils auraient tort de se gêner. Tout le monde s’est mis à détester Sarkozy mais ils ont voté pour lui ! Il aurait dû un peu plus leur en mettre plein la gueule, puisqu’à peu de choses près, ils l’ont quasiment réélu.

Koh Lanta, Roland Garros, les top-models érigés en modèles, Marc Lévy et les merdes qu’il écrit… Voilà l’apocalypse culturelle !

Vous dites que le Théâtre national de Strasbourg a été votre université intellectuelle. Le théâtre peut donc quelque chose ?
Des gens extraordinaires comme les poètes étaient dans les théâtres, y travaillaient et y vivaient. J’ai eu la chance que ce soit mon université avec Labarthe, Nancy… Mais ils n’y sont plus et, surtout, ne sont pas remplacés ! Nancy s’est perdu et ils deviennent eux aussi un peu fous. C’est pas la joie quoi !

Vitez voulait un « théâtre élitaire pour tous ». Cette idée est enterrée ?
Non, bien sûr. De jeunes gens peuvent le faire, mais plus nous, la vieille génération qui ne fait que se plaindre et pleurer. Tout mouvement qui essaie de changer quelque chose est le fruit de jeunes gens. Les vieux sont dans leur rôle de lamentation. Ils n’ont qu’à nous donner des coups de pied aux fesses pour nous chasser et nous massacrer. Mais ils ne le font pas donc on est encore là, dans la complainte, alors qu’ils auraient dû nous exécuter depuis bien longtemps. Tant pis pour eux… et pour nous !

Le Havre de Kaurismäki

Reste-t-il des pièces qui vous titillent, que vous aimeriez monter ?
Non. À l’époque, quand on montait les choses, il fallait que ce soit un échec. Aujourd’hui, ils veulent en faire des réussites. Ce n’est pas un hasard si Fassbinder a appelé son théâtre « anti-théâtre » ; si Brecht a dit : « Il faut organiser le scandale et chier sur l’ordre du monde » ; si ceux qui ont essayé de faire des choses ont toujours fait des choses “contre” et jamais “pour” ! On ne change que “contre”. Or notre époque  est le royaume du “pour” : tout faire pour sa carrière, pour gagner de l’argent, pour avoir de la drogue, pour jouer chez Luc Bondy… il faudra bientôt mettre des cravates pour aller à l’Odéon ! Merde, filez tout ça gratuitement et ne faites pas chier ! Bientôt ils nous demanderont de payer pour jouer. Personne ne dit plus qu’il faudrait brûler l’Odéon comme Boulez disait dans un autre siècle qu’il fallait brûler les Opéras. Plus personne ne le dit, même sans le crier !

Ce n’est pas un hasard si Fassbinder a appelé son théâtre « anti-théâtre » ; si Brecht a dit : « Il faut organiser le scandale et chier sur l’ordre du monde » ; si ceux qui ont essayé de faire des choses ont toujours fait des choses “contre” et jamais “pour” !

Trop engagé pour l’époque actuelle André Wilms ?
Non, je tourne en boucle. On appuie sur le bouton et je déverse tout cela… je ne suis plus que le haut parleur de mon propre désespoir. Donc ce que je dis n’a pas beaucoup d’importance puisque c’est toujours la même chose…

On sent que vous vieillissez bien…
Ah ! Vous trouvez ? Vous avez bien de la chance…

Je dis que vous vieillissez bien car vous ne reniez pas grand chose de ce qui vous animait plus jeune. On vous a placé dans la case des “intellos de gauche”, comme votre idole Bob Dylan, alors même que vous n’avez de cesse d’éclater les cases…
Je ne renie rien. Surtout pas le moment où nous étions les plus staliniens. Tout le monde dit aujourd’hui : « Oh vous étiez méchants, vous vouliez tuer les gens… » Et bien oui ! On voulait tuer des gens et alors ? Comme disait Robespierre, « vous voulez faire la révolution sans la révolution » ! Au moins Staline avait un bon programme pour exterminer tous ces paysans qui votent aujourd’hui Front National comme en Alsace alors même qu’ils ne voient pas un immigré. Ce sont ces paysans qui cherchent à assassiner une partie de la France. Que les jeunes des cités brûlent les voitures des zones périurbaines plutôt que de s’attaquer à celles de ceux qui vivent dans les mêmes conditions qu’eux. Que les jeunes à capuches brûlent les viticulteurs alsaciens ! Même ces jeunes sont cons, ils rêvent d’être comme les traders américains, d’avoir de grosses bagnoles… tant pis pour eux, ils se font avoir, comme nous avant eux, et c’est triste.

Vous avez cette capacité à dire des répliques incroyables comme dans La Vie est un long fleuve tranquille : « Vous me faites bander Marielle » avec une simplicité et une grande profondeur intérieure, une dignité sans fioritures que l’on retrouve peu dans le cinéma actuel…
Aujourd’hui, tout cela est fini. Les réalisateurs exigent qu’on joue comme dans la télé réalité. Même ceux qui pensent faire des films d’avant-garde écrivent comme ils parlent, ou comme ils pensent que nous devrions parler. Ils font une espèce de méli-mélo autobiographique un peu mou. Tout le monde croit qu’on s’intéresse à ce qu’ils pensent alors qu’on en a rien à foutre. On vous demande pas de penser, mais de travailler. Si en plus nous devons subir les « Vous savez quand j’étais petite ma mère m’a quittée et j’ai trouvé intéressant d’en faire un film… » ou « Je suis tombée amoureuse d’un type en même temps que d’un autre. C’est vraiment passionnant d’en faire un film… » On s’en moque ! Je salue la grande audace du cinéma français. Ceux qui gagnent aujourd’hui les prix sont les paralytiques, ceux à qui on bouffe les jambes et les très vieux essayant de baiser avant de mourir… Du coup j’ai encore toutes mes chances ! C’est bon pour avoir la palme.

Vous jouez tout de même sous la direction de metteurs en scène, comme Kaurismäki, dont les films trouvent grâce à vos yeux…
Il y a encore des choses bien, mais pas beaucoup. Il n’y en a jamais eu beaucoup de toute façon. Baudelaire et Rimbaud suffisent. Comme pour les poètes, on n’a pas besoin de 450 génies au cinéma. Simplement un ou deux.

http://www.youtube.com/watch?v=lc5CKivSj0o

La légende veut que Kaurismäki vous siffle pour vous diriger sur le plateau, comme Jean-Pierre Vincent à vos débuts au TNS…
Jean-Pierre Vincent me sifflait vraiment. Kaurismäki ne me dit pas grand chose car qu’il a compris que je suis assez con lorsque je joue. Et c’est nécessaire de l’être car si nous avions conscience de ce que nous faisons, nous ne le ferions pas. Quand je joue, il suffit de me siffler comme un chien, de me dresser comme une panthère ou encore de me dire une ou deux phrases que je suis susceptible de comprendre… Si on fait plus, je ne comprends rien (rires). Jean-Pierre Vincent avait bien pigé que me parler ne servait à rien car je n’étais pas assez intelligent donc il me sifflait. Avec l’âge, Kaurismäki s’est aperçu que j’étais devenu un tout petit peu plus intelligent. Donc il me dit trois ou quatre phrases comme « Play like an old gentleman », c’est tout. Mais on n’a que ce qu’on mérite.

André Wilms sera en tournée mondiale avec Max Black de Heiner Goebbels à Sarajevo le 7 octobre, Cluj le 27 novembre et Quimper le 25 mai 2013…

Au cinéma, il vient de terminer le tournage d’Un château en Italie de Valeria Bruni-Tedeschi (sortie en 2013) et tiendra le premier rôle dans Wandering stars de Benjamin Heisenberg

DVD Le Havre, Pyramide (19,99 €)

1 Dans un théâtre, le cintre accueille les équipements fixes et mobiles des porteuses sur lesquelles peuvent être accrochées et manœuvrées des charges. Son fonctionnement est opéré par le cintrier, machiniste qualifié pour sa conduite
2 À lire (et à écouter dans le CD joint) l’hommage d’André Wilms à Klaus Michael Grüber dans l’ouvrage éponyme consacré, par le TNS, au metteur en scène allemand suite au baptême de la Salle Klaus Michael Grüber (anciennement Espace Kablé) – www.tns.fr

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