Un festin de sang

Photo de Jean-Louis Fernandez

Sensation du dernier festival d’Avignon, la mise en scène signée Thomas Jolly du vénéneux Thyeste de Sénèque fait escale à Strasbourg, installant la cruauté et l’effroi au TNS.

Silhouettes d’épouvante, les furies ont envahi le plateau. Robes blanches tachées de sang, longs cheveux noirs filasses et masques évoquant le théâtre nô. Elles se lancent à corps perdu dans un rituel incantatoire pour que jaillisse le fantôme de Tantale, fondateur de la dynastie régnant sur Argos. Il se dresse sur la scène, reptilien, sombre et scintillant, encore luisant des eaux du Tartare, venant contaminer de ses crimes inextinguibles les murs du palais de son petit-fils Atrée, à Mycènes. Avec cette scène d’ouverture, Thomas Jolly* prend d’emblée le parti de l’excès, le seul qui convienne à la pièce la plus noire de Sénèque qu’il installe dans un décor dépouillé, écrasé par d’énormes sculptures, une main et une tête, à la fois ornements, lieux d’évolution pour les (nombreux) acteurs et espaces métaphoriques de la tragédie. Cette pièce inhumaine narre l’impitoyable vengeance d’Atrée – incarné, et de quelle manière, par le metteur en scène vêtu d’un costume jaune et coiffé d’une couronne d’opérette en plastoc transparent – sur Thyeste, son frère jumeau qui a couché avec sa femme. Faisant semblant de lui pardonner, le monstre lui offrira, au cours d’un délirant banquet, ses propres enfants à manger après qu’il les eut tués et dépecés dans un délire sardonique.

Le soleil disparaît sur fond de synthés assourdissants dans un maelström de fin du monde où la boursouflure d’effets tutoyant avec génie le grand guignol entre en collision avec un texte sec comme un coup de trique et un jeu d’acteurs d’une précision chirurgicale, montrant avec brio le basculement du triste souverain dans une folie sanguinolente. Thomas Jolly balance en pleine face que ce monstre qu’il incarne est un homme assez ordinaire, en somme. Que nous sommes tous potentiellement capables d’une irrémédiable chute dans cette indicible inhumanité. Explorateur de ce qu’il nomme « l’énigme insoluble qui interroge notre violence profonde », l’acteur / metteur en scène tend un inquiétant miroir à chaque spectateur, « car aucun héros ni aucune héroïne tragique n’est un monstre de sang-froid. Ce sont des hommes et des femmes, en proie à une pensée arrêtée qui les pousse à la violence. En cela, à bien des égards, ils / elles nous ressemblent. »


Au Théâtre national de Strasbourg, du 5 au 15 décembre
tns.fr

Rencontre avec l’équipe artistique à la librairie Kléber, samedi 8 décembre à 14h30
librairie-kleber.com

*Voir Poly n°188 ou sur poly.fr

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