Haïkus de l’humour

En cuisine avec Kafka © Éditions 2024

Avec son humour so british, Tom Gauld croque le monde qui l’entoure en jouant à saute-moutons entre les époques et les genres. Rencontre avec un as du strip à l’œil moqueur et à la plume acérée.

Dessiner un strip par semaine pour le Guardian et pour le New Scientist, cela impose un rythme et booste la créativité ?
Je pense que les contraintes aident incontestablement à être créatif. Pour ces deux journaux j’ai des délais réguliers, un petit espace et une thématique : ces données permettent de se focaliser sur le travail, pour qu’il soit le meilleur possible. Pour mes romans graphiques, j’ai beaucoup plus de place, une liberté totale et beaucoup plus de temps, mais je trouve cela plus difficile. Cette ouverture des possibles est excitante mais aussi paralysante.

Arrive-t-il qu’on refuse l’un de vos strips ?
Je sais que je suis extrêmement chanceux : les éditeurs et les lecteurs du Guardian comme du New Scientist semblent très friands de mes dessins et sont heureux de me laisser faire mes trucs, semaine après semaine. Dans les deux cas, je suis laissé totalement seul pour faire tout ce que je désire, et je suppose qu’ils me font confiance pour faire du bon boulot convenant à leur publication. Je pense que c’est une bonne façon de travailler. Si vous tentez de manager un artiste, il ne produira pas ce qu’il fait de mieux. Je préfère faire huit bons dessins et deux étranges semi-échecs, que dix caricatures médiocres !

 Comment dealez-vous avec l’autocensure ?
Je ne pense jamais vraiment m’autocensurer. Le plus souvent, je dois supprimer des choses parce qu’elles sont confuses ou distraient de l’essentiel. Dans mes premières bandes dessinées, il y avait des jurons, mais j’utilise désormais rarement un langage grossier. De temps en temps, je vais blasphémer dans l’ébauche d’une BD, mais je le change généralement en autre chose, car c’est rarement la meilleure façon de l’exprimer. Sexe et violence apparaissent rarement, et je trouve qu’il est plus amusant de suggérer que de montrer.

 Le strip est au dessin de presse ce que le haïku est la poésie, l’humour dévastateur en plus. Ça vous parle comme définition ?
J’ai moi-même déjà fait cette comparaison par le passé ! Dans tout mon travail, j’aime peaufiner les éléments pour tendre à l’essentiel, mais dans mes courtes caricatures, c’est particulièrement important. J’aime l’idée qu’en associant les bons mots et les images justes dans un si petit espace, vous pouvez créer quelque chose de bien plus grand dans la tête du lecteur.

 Notre magazine fête ses 20 ans. Quels changements observez-vous dans votre milieu sur cette période ?
Il y a vingt ans, j’étudiais l’illustration à l’Université et, alors que je lisais beaucoup de bandes dessinées, je n’en avais pas fait une seule – excepté des choses idiotes pour amuser mes amis. Quand j’ai publié la première en 2001, c’était comme si les BD traitant d’autre chose que de super-héros au Royaume-Uni étaient encore une niche, alors que maintenant je pense qu’elles n’ont jamais été autant reconnues. Il y a plus d’éditeurs, d’artistes et de festivals désormais et il semble qu’il y ait une très bonne énergie dans le monde du neuvième art britannique.

En cuisine avec Kafka © Éditions 2024

Vous verra-t-on un jour faire des dessins plus engagés, plus poreux à l’actualité chaude (Brexit, attaques terroristes, etc.), ou ce n’est pas votre truc ?
Je ne sais pas. Très occasionnellement, mes dessins pour le Guardian ont un thème plus politique, et je suis toujours nerveux en les faisant. Il est beaucoup plus facile de faire des blagues à propos du monde de l’Art, principalement parce que je le connais bien mieux. Mais les gens semblent bien réagir à mes caricatures politiques, alors peut-être que j’en ferai plus un jour.

 Dans vos thématiques de prédilection, on retrouve les dystopies où la technologie – notamment les robots – a remplacé les humains, les vannes sur le milieu littéraire et les affres de la création mais aussi les relectures historiques. Comment les choisissez-vous ?
Le sujet ou la thématique générale me sont donnés chaque semaine par mon éditeur au Guardian, mais il comprend que je suis susceptible de les utiliser comme un simple point de départ à l’un de mes petits voyages. Les thèmes ont tendance à tourner autour de la fin de la littérature ou du “grand Art”, alors je trouve que les mélanger avec de la science-fiction ou l’univers des jeux vidéo est souvent inattendu et amusant.

 L’évolution du langage et la bêtise humaine traversent les siècles et les époques dans vos dessins. L’Homme répète toujours les mêmes erreurs ?
Je pense que les gens sont, à bien des égards, restés à peu près les mêmes. On peut imaginer que tout le monde dans le passé parlait dans une poésie parfaite et exerçait noblement des actes héroïques, mais je pense qu’en général, ils étaient comme nous. Et c’est bien plus intéressant pour moi : j’aime quand la fiction s’intéresse aux succès et aux échecs ordinaires de la vie.

Dans votre dernier livre, En cuisine avec Kafka, vous pastichez les vicissitudes des grands écrivains – de Shakespeare à Jonathan Franzen en passant par les sœurs Brontë ou Dan Brown – comme la stupidité de la rentrée littéraire. Le monde de l’édition est une source inépuisable ?
J’y puise beaucoup ! Je pense qu’il est plus facile et plus satisfaisant de satiriser quelque chose que vous aimez plutôt que quelque chose que vous détestez, ou qui vous laisse indifférent. La comédie tend à naître de ce qui ne tourne pas rond, donc les caricatures sont plus souvent du côté négatif de ce monde, que j’aime malgré tout sincèrement.

Police lunaire © Éditions 2024

 On dit souvent l’univers de l’édition impitoyable. Vous êtes-vous attiré des inimitiés ?
Aucune. Je pense que, même lorsque je taquine le monde littéraire, il est clair que je le fais avec amour. Sur Internet, certains sont déterminés à être en colère contre quelque chose et parfois ils me tweetent avec rage, mais ça ne me dérange pas.

Vous imaginez les bibliothèques du futur avec des « liberpilules » pour ingérer 50 Nuances de Grey ou Ulysse, des « nanolivres » ou encore des « audio-livres holographiques ». Dans 20 ans, à quoi ressembleront vos strips ?
C’est une bonne question. Je préfère toujours lire des bandes dessinées sur papier. Internet est une excellente façon de découvrir des BD et de voir de nouvelles choses, mais si je peux, je préfère mettre la main sur la version imprimée. J’ai essayé de lire sur iPad et j’ai trouvé cela très insatisfaisant. Pour moi, le package BD (papier, design, impression) est important, beaucoup plus que pour un roman. Donc, à moins qu’une nouvelle forme n’émerge, j’espère que mes BD vivront toujours sur papier.

 Si vous n’aviez pas été dessinateur, vous auriez fait quoi ?
Si je réponds de manière ennuyeuse, je dirais une autre fonction artistique : animateur, cinéaste, écrivain. Mais si je devais quitter complètement les industries créatives, j’aimerais être diplomate. En fait, je pense que je serais terrible, mais j’aime l’idée de vivre à New York et de travailler aux Nations Unies. Peut-être que lorsqu’ils me vireront de l’ONU, je pourrais ouvrir une boulangerie. J’aime l’idée d’être boulanger. 

Quelles sont les artistes que vous admirez ?
Je n’en aurais jamais assez de Brueghel l’Ancien. Il est absolument merveilleux. Je suis allé à Vienne l’année dernière pour voir ses peintures et cela en valait vraiment la peine. Les Chasseurs dans la neige est mon œuvre d’art préférée, c’est tellement atmosphérique et animé, éclatant – d’une certaine manière – avec l’humanité. Dans la BD, j’admire Daniel Clowes, Ben Katchor, Ros Chast et Jason.

 En cuisine avec Kafka vient de paraître aux éditions 2024
editions2024.com
tomgauld.com 

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