Sur le fil de l’étrange

Figure de proue de la “Nouvelle école de Leipzig”, Neo Rauch est un des peintres allemands majeurs. Le visiteur part à la découverte d’un art figuratif qui flirte sans cesse avec l’inexplicable à travers une quarantaine d’œuvres au Museum Frieder Burda.

Pour tenter de comprendre la peinture de Neo Rauch, il faut plonger dans la jeunesse d’un artiste né à Leipzig, en 1960. Il découvre, à douze ou treize ans, le surréalisme dans le Knaurs Lexikon Moderner Kunst. Ce qui le fascine ? « Les montres molles, les girafes en feu. Et toute cette matière qui naturellement pouvait se glisser subrepticement dans l’inconscient d’un adolescent parce que, à cet âge, c’est dans cet imaginaire que l’on vit ses aventures oniriques. »[1. Extrait d’un entretien avec l’historien de l’art Werner Spies, commissaire de l’exposition, reproduit dans le catalogue publié par Hatje Cantz Verlag – www.hatjecantz.de] Nous sommes dans la RDA des années 1970 : le réalisme socialiste est toujours présent, en toile de fond idéologique, mais est en réalité atteint par un processus de déliquescente avancée, ressemblant de plus en plus aux montres molles de Dali. C’est dans cette atmosphère que Rauch fait ses premiers pas picturaux : marqué par la tradition d’un riche passé – Cranach et Beckmann en tête – il développe une peinture figurative. De toute manière, les abstractions sont inatteignables, demeurant dans un au-delà esthétique encore improbable. Par-delà le Mur.

Socialiste ? À la fin des années 1990, des peintres rassemblés sous l’étiquette “Nouvelle école de Leipzig”[2. Mentionnons aussi Tilo Baumgärtel, Tim Eitel, David Schnell, Christoph Ruckhäberle ou Matthias Weischer], succédant à leurs aînés made in DDR (Bernhard Heisig, Wolfgang Mattheuer ou Werner Tübke), déboulent sur la scène occidentale. Voilà une génération qui propose une vision mélancolique et désabusée de la réunification, sans pour autant verser dans une Ostalgie[3. Se tourner, souvent avec nostalgie, vers l’ancienne RDA. Une vision est-allemande du “c’était mieux avant” en somme] angélique. Neo Rauch est de ceux-là… Sur des immenses toiles flottent les oripeaux de l’art officiel de la RDA : des couleurs sourdes renvoient, par exemple, aux teintes blafardes auxquelles sont (trop) souvent associés les défuntes démocraties populaires. On croise aussi, ici où là, des silhouettes hiératiques qui ont la semblance des fantômes des Héros du travail[4. Held der Arbeit : une distinction décernée dans les anciens pays socialistes pour récompenser des travaux exceptionnels] d’avant. S’y trouvent également des références à l’imagerie pop. Faisant fi des différences idéologiques, les deux iconographies se fondent. Consumérisme et communisme – gagnant et perdant – se rassemblent pour une étrange “narration”.

Surréaliste ? Mais que raconte Neo Rauch ? Que signifient ses peintures éminemment codées qui, bien souvent, demeurent rétives à toute exégèse ? Comme dans la bande dessinée, apparaissent des phylactères… mais ils sont toujours vides. Le tableau, dans sa mystérieuse beauté, ne souhaite rien dire au visiteur. Ce fruit de l’inconscient se dresse dans sa singulière étrangeté, même si l’artiste tente de limiter ces effets, affirmant : « Les tableaux s’enfouissent dans les rêves, et les rêves dans les tableaux. Il faut simplement que je fasse attention à ne pas accorder trop de place à cette reconstitution des rêves. » Dans ces immenses toiles, flottent des bribes de l’histoire européenne, des fragments d’idéologie en décrépitude : national-socialisme, marxisme-léninisme, capitalisme financier… Elles sont le reflet d’un monde en chute libre qui a perdu ses repères, un monde où, derrière l’abondance apaisée, existe un fourmillement malsain et dangereux, un totalitarisme mou et insidieux. C’est ce surgissement d’un malaise rampant que Neo Rauch réussit à matérialiser comme nul autre. Ses goûts musicaux ressemblent alors à la meilleure explication possible de sa peinture puisque s’y entrechoquent la transparence altière du répertoire français et la violence du punk : Maurice Ravel et Claude Debussy, Danko Jones et The Ramones.

À Baden-Baden (Allemagne), au Museum Frieder Burda, jusqu’au 18 septembre
+49 72 21 398 980 – www.museum-frieder-burda.de

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