Sur la Brecht

© Vincent Arbelet

Jean-Louis Hourdin, ancien pensionnaire de l’École du TNS à la fin des années 1960, revient avec une pièce de jeunesse de Bertolt Brecht, Jean la Chance. Un anti-héros fraternel et un poil benêt, dupé par le monde des humains dans des échanges qui tournent toujours à son désavantage. À moins que l’essentiel ne soit ailleurs…

De la difficulté de la traduction naît une première interrogation : Hans im Glück, est-ce Jean la Chance ou Jean le Veinard ?
On peut ajouter Jean le Bonheur ! Le mystère du titre laisse chaque spectateur libre de choisir la traduction qui lui conviendra, à la fin de la pièce. La traductrice m’a convaincu que c’était la meilleure. Personnellement, j’aime beaucoup Jean le Bonheur et j’aimerais que le public y pense lui aussi.

André Wilms me rappelait une phrase de Brecht[1. Lire Ainsi play-t-il, dans le n°151 de Poly] : « Il faut organiser le scandale et chier sur l’ordre du monde. » Si nous sommes touchés par la bonté et la naïveté de Jean, nous sommes aussi scandalisés par son absence de révolte. En quoi est-ce une fable politique sur les crises que nous traversons ?
Cette histoire est d’actualité et, quelque part, incroyable car elle échappe à toute volonté d’une définition trop précise de sa dramaturgie : on peut dire que Jean n’est pas suffisamment courageux, qu’il reste assis en laissant passer les choses. Mais aussi qu’il s’allège en ne se mêlant pas à la rouerie et la méchanceté des autres dont il se dégage totalement pour être simplement lui-même. Une mise en scène forçant la pièce dans le coté politique me semblerait fausse, tout autant que celle qui tenterait d’imposer son côté zen d’un homme traversant le chaos du monde dénué de tout. Il s’agit à mon sens de développer la fable de Brecht en ce qu’elle a d’ouverte pour nos étonnements : surtout ne pas être impérialiste, mais essayer de trouver une humanité surprenante chez Jean. C’est en cela que je me dis être le frère de cet idiot, mot que j’emploie avec une inouïe tendresse.

© Vincent Arbelet

Il reste dans les schémas de cette pièce inachevée plusieurs fins différentes. Quel choix effectuez-vous ?
Il en existe trois. Nous en avons joué une, puis deux successives mais ce n’était pas concluant. Dans la première, Jean finit seul, dénué de tout, allongé dans l’herbe en communion avec les éléments. Dans la seconde, il est au bord de la route avec un orgue de barbarie et les gens continuent de l’insulter et de le déposséder de tout. S’ils le pouvaient, ils lui arracheraient la peau et les organes pour les vendre à un laboratoire. J’ai choisi de trahir le texte qui est en état d’éclats. Je fais mourir Jean dans l’eau. Il retrouve sa femme Jeanne, noyée dans la rivière noire. Pour Strasbourg, la discussion est encore en cours au sein de la troupe, rien n’est décidé.

Avec cet anti-héros que tout le monde dépouille et utilise, Brecht nous raconte comment la perte de la propriété et des biens matériels peut être une quête de l’essentiel, d’humanité…
C’est ce qui m’a séduit. C’est l’obstination de Brecht à la renier qui me surprend le plus. Je suis touché par cette pièce et sa question corolaire : comment trouver une humanité du monde ? Il abandonne ce texte pour écrire ses chefs-d’œuvre, inventer son système de l’anti-héros, du spectateur tenu à distance du romantisme et de l’identification avec le personnage principal. Ce sera la guerre avec l’idéalisme. Toutes les bribes des comportements humains qu’il va développer de manière superbe par la suite sont déjà là. Nous sommes face à un jeune homme en passe d’inventer un grand mouvement, totalement nouveau, qui va bouleverser la dramaturgie occidentale en essayant de dire au spectateur de regarder comment les hommes se comportent et pour essayer d’apprendre de cela. Il essaie, comme Büchner un siècle plus tôt, d’inventer une dramaturgie poétique et politique contre le scandale de l’injustice de l’ordre du monde qui l’entoure. Büchner fait partie des météorites poétiques comme Lautréamont et Rimbaud. Brecht ferait partie du club s’il était mort aussi jeune !

© Vincent Arbelet

Avez-vous eu la tentation d’actualiser la pièce, en la transposant dans un décor d’aujourd’hui, ou bien êtes-vous restés dans la fable ?
Pour moi les acteurs sont les transparents du verbe. Le poète et le public sont nos deux patrons. Nous sommes au milieu, tel des transmetteurs de l’un à l’autre. L’empêchement est : pour l’acteur, le cabotinage, le tempérament, la psychologie, chez le décorateur, une inflation, l’éclairagiste, ses effets, le metteur en scène, d’avoir des idées… autant d’éléments qui empêchent la fable primitive et le secret du poème. J’essaie donc de les enlever car j’ai été élevé ainsi, avec des tréteaux nus, dans la nudité du poème. Il ne faut surtout pas tomber dans un naturalisme dégueulasse, pâle copie de la réalité donnée à la télévision. Le théâtre doit être autre chose : ouvrir le champ de l’imaginaire et de la pensée, ne pas jouer à imiter mais, plutôt, essayer de bousculer le monde.

Les décors et costumes sont signés Raffaëlle Bloch, ancienne pensionnaire de l’École du TNS… Comment rendre ces ciels violets, cette nature si présente ?
Le spectacle est une sorte de petit abécédaire brechtien pour faire du poème un récit chapitré, des rideaux font qu’on tourne les pages. Tout est à vue, la musique et les danses constituant une ronde enfantine. Les comédiens forment un chœur, chorégraphié par Cécile Bon. C’est lui qui énonce les didascalies, ce qui donne un côté enfantin à l’histoire car on entend la description d’un décor qui n’est pas là ! Les gens doivent prendre du plaisir à tout cela, pas dans la fascination mais dans la fabrication des choses : voir les mots, sans qu’on impose des visions pour qu’ils nous propulsent dans une pensée inventive.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 5 au 24 mars
+ Cabaret BBB (« Bœuf Bertolt Brecht ») à l’issue de la représentation du samedi 16 mars
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

À Nancy, au Théâtre de la Manufacture, du 9 au 13 avril
03 83 37 42 42 – www.theatre-manufacture.fr
www.jeanlouishourdin.com

vous pourriez aussi aimer