Par-delà les images

Émeric Lhuisset, Théâtre de Guerre, 2011-2012

Affinités, déchirures & attractions, exposition collective présentée au Frac Alsace, rassemble des œuvres (lui appartenant, mais pas seulement) chargées de réel et de faits d’actualité. Un corpus d’“embrayeurs de fiction”.

Un immeuble encore fumant, détérioré par un incendie, des civils tenus en joue par des militaires armés jusqu’aux dents, des corps inanimés, des membres humains éparpillés au sol, dans la poussière… Au centre de l’exposition trône un grand diptyque, se présentant comme une double page d’un magazine grand ouvert, qui heurte les yeux du visiteur. Le choc des photos ? À y regarder de plus prêt, le subterfuge se dévoile : nous ne nous trouvons pas face à un témoignage colossal (deux fois 2 m par 1,78 cm) de la guerre en Irak, mais devant une mise en scène où des figurants posent dans le décor en carton-pâte d’un studio de ciné. Dans la droite lignée des peintures de batailles héroïques (Delacroix…) et des films de guerre hollywoodiens (Green zone…), ce double cliché n’est pas l’œuvre d’un photojournaliste, d’un reporter de guerre, mais bien d’un artiste qui fait des clins d’œil à l’histoire de l’art tout en falsifiant le réel. Éric Baudelaire a même placé dans sa “fresque” un personnage immortalisant la scène sanglante avec son portable, comme pour rappeler qu’aujourd’hui chacun participe au flux d’images qui nous inonde. The Dreadful Details montre l’horreur de la guerre, certes, mais s’analyse également comme un appel à nous méfier des images qui mentent et piègent le regardeur.

Éric Baudelaire, The dreadful details, 2006

Selon Olivier Grasser, directeur du Frac Alsace, cette exposition est moins une mise en garde, qu’une invitation à les voir d’une autre façon. La genèse du projet se trouve dans un texte de Georges Didi-Huberman, auteur de Quand les images prennent position, qui « interroge leur portée politique. Il s’appuie sur un travail mené par Brecht au début des années 1940. Durant la guerre, alors qu’il était en exil, il réalisa un journal, un collage d’images ramassées dans la presse auxquelles il ajoutait des fragments de phrases. Didi-Huberman parle de ce montage hétérogène et de l’effet produit. L’écart de sens stimule la réflexion, l’imagination de ceux qui regardent cette composition. » Les œuvres exposées montrent un terrible crash – L’accident de Bertrand Gondouin – ou une guérilla kurde en Irak – Théâtre de guerre d’Émeric Lhuisset – mais il s’agit toujours de “trucages”. La photo de Gondouin n’a pas été prise le 11 septembre à New York : il s’agit de l’agrandissement d’une scène de La Guerre des mondes de Spielberg. Les photographies “documentaires” de Lhuisset ? Des mises en scène reprenant des poses issues de peintures patriotiques illustrant la guerre franco-prussienne… Affinités, déchirures & attractions, en totale résonance avec le monde actuel, se veut comme une réflexion sur la force d’interpellation des visuels aujourd’hui. « Nous sommes bombardés d’images manipulatrices qui jouent sur l’émotion. Plus on en reçoit, moins on est sensible » insiste Olivier Grasser. Celles du Frac « provoquent une projection chez le regardeur, une empathie. »

Émeric Lhuisset, Théâtres de Guerre, 2011-2012

Les travaux exposés, traitant de sujets difficiles (les conflits au Moyen-Orient… notamment les photos de Produits de Palestine de Jean-Luc Moulène), représentent, parfois de manière détournée, la « réalité turbulente » à laquelle nous sommes tous confrontés, directement ou indirectement, via les médias. Mais il s’agit d’« embrayeurs de fiction. Formellement, les œuvres reposent sur des effets de montage et sont source d’introduction de la fiction, de la mémoire. Elles perturbent la linéarité du temps. » L’installation de Stéphane Garin, (Gurs. Drancy. Gare de Bobigny…) consiste en des captations sonores, exemptes de toute dimension dramatique (on entend des cloches sonner ou le vent faisant bruisser le feuillage), dans différents camps de concentration ou lieux de déportation : Auschwitz, Sobibor ou Treblinka. Au spectateur de confronter les « images horribles » qu’il en a au son qu’il entend, de remplir les interstices.

Pour Le Tourniquet, l’artiste allemand Jan Kopp a arpenté un quartier sensible, filmant des scènes de rue, dans une cité. Il a ensuite décalqué chaque image du film, une à une, avant de réaliser une sorte de dessin animé à partir de celles-ci. Réalité ? Fiction ? Manipulation ? Le Tourniquet fait tourner la tête. Il est à l’image de l’exposition. Les œuvres, qui puisent leur matière première dans l’actualité, immergées dans la bande son de Garin, sont ainsi liées et se lisent comme un vaste montage, un assemblage de bouts de réel qui prennent une dimension nouvelle. À chacun de s’y projeter. Et plus si affinités…

À Sélestat, au Frac Alsace, jusqu’au 13 mai
03 88 58 87 55 – www.culture-alsace.org
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