Œdipe m’a tuer

Oedipus-Bêt noir de et avec Wim Vandekeybus © Danny Willems

Le chorégraphe flamand Wim Vandekeybus revisite le mythe d’Œdipe au Maillon avec sa dernière création, Œdipus / Bêt noir. Entretien.

Après Bêt noir (2006) et Black Biist (2009), vous revenez pour la 3e fois à l’adaptation d’Œdipe roi de Sophocle par Jan Decorte. Que recherchez-vous dans ce mythe, une nouvelle forme ? Sa réinvention ?
La première fois, je l’ai fait avec des enfants. Mettre dans leur bouche cette écriture très directe et phonétique, presque comme un dialecte, la rendait encore plus forte, ajoutant la contradiction entre le contenu du texte et l’âge des interprètes. C’était un beau moment de recherche qu’on n’a joué qu’une douzaine de fois. Puis, avec le Göteborg Ballet, j’ai repris le texte en suédois, le réétudiant pour un spectacle complet avec un décor et de nombreux danseurs. Mais de nouveau, j’étais frustré de le jouer si peu. Il me fallait la ramener vers moi pour expérimenter ce que je voulais, loin de la lourdeur d’un Opéra. On avait les danseurs, la place et aussi des acteurs flamands (la langue originale du texte de Jan Decorte, NDLR) avec ma compagnie Ultima Vez.

“Bêt noir” est une référence Freudienne à l’hystérie et à l’animalité. Peut-on tisser un lien avec vos études de psychologie à l’Université ?
Œdipe dit qu’il est « une bête noire de culpabilité ». Ce terme renvoie à des choses que j’explore, le nouveau noir (NieuwZwart), l’inconscient… Le texte est direct, court, laissant beaucoup de temps pour construire des images. J’ai étudié deux ans la psychologie. Mais je ne l’utilise pas dans mon travail qui est plus intuitif qu’analytique. Je me laisse guider par une fantaisie qui me fait construire de nouvelles images. J’ai cette facilité de voir des choses et de les extraire pour nourrir mon travail.

Le fil conducteur de vos créations réside en la confrontation de l’homme avec ses angoisses et ses zones d’ombre, les conséquences que nos désirs entraînent sur le corps. C’est encore plus vrai que jamais avec cette création…
Comme chaque artiste, j’investigue dans diverses directions, ne décryptant qu’ensuite en quoi elles se ressemblent et sont frères et sœurs… Pour certains, Œdipus / Bêt noir est un retour à l’ancienne Ultima Vez avec un aspect mythologique et une forme qui évolue. J’ai énormément travaillé les images, gelant les corps, les comédiens devenant comme des pierres alors qu’on dit tout le temps de mes chorégraphies qu’elles nous mènent vers l’explosion et l’action. Cela vient aussi, rassurez-vous, mais plus tard.

Ultima Vez, Jan Decorte & Wim Vandekeybus, Oedipus / Bêt Noir © Danny Willems

Vous aimez associer danseurs et non-danseurs. Faire danser des comédiens, c’est une prise de risque ?
Toujours ! Je vais même plus loin en confiant des rôles à deux musiciens. Ce ne sont pas des acteurs mais cela donne une fraîcheur. De l’autre côté, les comédiens Willy Thomas et Guy Dermul doivent savoir s’adapter car ils n’ont jamais travaillé comme nous le faisons. Nos créations sont spécifiques, très physiques. Nous sommes sur scène tout le temps à essayer des choses, construire, rechercher des mouvements. C’est un bon risque car une danseuse fantastique, âgée de 25 ans, peut devenir meilleure à côté d’un acteur qui a presque 60 ans et ne sait pas danser mais se débrouille, perd la moitié de son poids en se rentrant dedans. Cet ensemble de combinaisons m’intéresse, surtout dans une pièce de théâtre avec des mouvements. Ce n’est pas une pièce de danse.

Votre envie de jouer sur scène est venue suite à la reprise du duo IT 3.0 avec Sidi Larbi Cherkaoui ?
Pour Œdipus / Bêt noir, j’avais envie d’y retourner. Le solo de Sidi Larbi m’a permis de retrouver la condition physique. J’avais envie de jouer Œdipe, tout en restant le metteur en scène qui arrange les choses tout au long de la création. J’ai ainsi expérimenté toutes mes erreurs sur le plateau, avec les autres, pour avancer.

Avec NieuwZwart vous recherchiez des corps nouveaux, différents de vos danseurs habituels. Ce processus est-il toujours en cours ?
Oui mais Œdipus / Bêt noir est beaucoup plus visuelle. Elle se tourne beaucoup plus vers une aura théâtrale avec des gens qui jouent mes enfants, le sphinx, la malédiction des Dieux venant avec Laïos, le père d’Œdipe abandonnant son fils à cause de la prédiction d’un oracle qui lui révèle que s’il en a un, ce dernier le tuera. Laïos est la cause de tout. On a intégré cela au spectacle qui commence par cette chose qui court de génération en génération. De manière très cinématographique, je travaille sur le flash-back. On est dans le royaume et d’un seul coup, on se retrouve une génération avant, au moment où les gens viennent s’entretuer. L’idée de tuer le père est très intéressant dans la créativité, comme le rapport qu’on entretient au passé et à l’avenir.

Wim Vandekeybus © Danny Willems

Vous avez toujours confronté la danse à la musique avec des artistes jouant en live : Marc Ribot, David Byrne (ex-Talking Heads) ou Mauro Pawlowski (ex-dEUS). Cette fois, qui vous accompagne sur scène ?
Roland Van Campenhout, un bluesman très connu des années 1960, Elko Blijweert et Jeroen Stevens qui étaient déjà dans NieuwZwart. C’est une combinaison à trois, très intuitive, la même que pour IT 3.0. Roland interprète Laïos, mon père, et Jeroen, le berger. Elko est plus occupé par la musique.

On retrouve dans vos chorégraphies un goût pour les corps debout, les courses, les sauts vertigineux mais aussi une puissance animale, une absence de répit et une certaine violence. Quelles directions animent cette création ?
Je n’ai pas eu peur de retourner vers ce qui donne cette énergie. Mes recherches se sont aussi tournées vers le temps. Tout n’est pas dans la vitesse d’exécution. La pièce commence lentement dans une recherche de mouvement qui se gèlent, se figent soudainement dans l’air, avec une force physique qui dure. Les gens peuvent quasiment revoir des scènes de Pompéi avec ces gens stoppés dans leur vie, leurs émotions, leurs passions. Ces corps devenus des pierres en une seconde. C’est important car cette histoire est celle d’un pays terrorisé par le Sphinx qui punit les gens. Œdipe les libère. Le Sphinx est une sorte d’invention, de religion que les gens créent. Qu’est-il ? Qu’est-ce que cet oracle et ses prédictions ? Il y a beaucoup de superstition… Autant d’éléments dont il m’intéresse de trouver des formes qui les suggèrent et amènent une autre lecture.

À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 20 au 22 octobre (en néerlandais surtitré en français)
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com
www.ultimavez.com
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