Les Chaînes de la Liberté

Jean-Louis Hess / Photo de répétition

Invitée à Scènes d’Automne en Alsace[1. Temps fort, du 5 au 28 novembre, destiné à « mettre en avant la créativité des compagnies locales » réunissant La Comédie de l’Est (Colmar), le Créa (Kingersheim), La Filature & l’Afsco – Espace Matisse (Mulhouse) et le Relais culturel régional de Thann], Delphine Crubézy crée Erwin Motor, dévotion, pièce de Magali Mougel. Un détournement poétique et politique des Liaisons dangereuses de Laclos et de Quartett d’Heiner Müller qui nous plonge dans la complexe domination des pouvoirs industriels et financiers sur la vie d’une simple ouvrière.

Voilà plusieurs années que vous avez découvert ce texte. Qu’est-ce qui vous a happé ?
Son foisonnement, sa complexité et sa complétude. Il y a une force poétique très grande dans l’écriture de Magali Mougel, une très belle manière de parler du monde du travail et de l’usine, sous l’angle incroyablement audacieux de la dévotion, ce qui est plutôt provocateur. Erwin Motor est une usine automobile où Cécile Volanges travaille de nuit, à la chaîne, en disant : « Ma dévotion pour mon travail est mon émancipation. » Son chemin vers la liberté passe par l’émancipation en l’amenant très loin jusqu’à la résistance, et donc la liberté.

La langue déborde de pensée à voix haute, mélangée avec des monologues qui sont autant de dialogues en creux dans lesquels on ne laisse pas le temps à l’autre de répondre…
Il y a trois scènes successives entre Cécile Volanges et son mari qui constituent une graduation de la violence dans laquelle ce procédé est utilisé. D’ailleurs c’est plutôt de l’agressivité. La violence est du côté de l’usine : la coercition, la soumission, l’aliénation, la brutalité des dominants, des riches.

Jean-Louis Hess / Photo de répétition

Monsieur Volanges n’arrive pas à comprendre sa femme…
Il y a aussi beaucoup d’amour car on ne s’engueule vraiment bien qu’avec les gens qu’on aime. Ils en sont à un tel point que, s’ils ne s’aimaient pas, ils ne dialogueraient pas. Or Magali écrit trois scènes où ils se parlent. Il demeure du lien. Ce qui importe n’est pas qu’ils essaient de faire changer l’autre d’avis, mais qu’ils essaient de communiquer à l’autre à quel endroit ils sont de leur propre réalité. Cet échec mène à une agressivité.

Dans Ne me touchez pas[2. Voir Poly n°180] – réécriture très personnelle du même matériaux de base qu’Erwin Motor, dévotionAnne Théron modifiait la place et le destin de Merteuil, donnant plus de force aux femmes. Magali Mougel, elle aussi, appuie sur la volonté d’émancipation des femmes (Merteuil dirige l’entreprise et donc Talzberg, le Valmont de la pièce) et le bouleversement des “rôles” de chacun dans le couple…
Magali Mougel invente un paradoxe génial : le travail qui est une échappatoire pour Cécile Volanges est aussi l’endroit même de son aliénation. Je crois que cela doit rester tel quel pour nous, sans que l’on cherche à le résoudre. À chacun dans son fauteuil de spectateur de faire ce chemin ou pas. Cécile pense que l’aliénation dans son travail – qui n’a rien d’artistique – est son émancipation. C’est sa vérité et il faut l’entendre ainsi car c’est vrai pour beaucoup de gens qui ont travaillé à l’usine. L’Homme y est “machiné”.

Est-il difficile pour la comédienne incarnant Cécile de l’imaginer sincèrement – un peu comme dans Le Mythe de Sisyphe – heureuse ?
Nous sommes très attentifs à ne jamais en faire une victime, ce qui n’est pas simple. Il ne faut pas jouer la compassion que le spectateur va avoir envers ce personnage. Voilà la première colonne vertébrale à trouver, ce choix qu’elle opère, ses choix propres. Je pense qu’il y aura de gros débats sur cette notion entre les partisans de “on a toujours le choix” et ceux, plus marxistes, pour lesquels le choix est influencé par l’environnement social et l’appartenance de classe. Cécile Volanges est à la tête de sa vie, même lorsqu’elle se fait prendre par Talzberg, ce n’est pas un viol. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas abus, mais elle choisit d’aller jusque-là dans sa dévotion.

Jean-Louis Hess / Photo de répétition
Jean-Louis Hess / Photo de répétition

Certaines phrases de la pièce sont en rupture, écrites en majuscules et reprises par tous les personnages. Leur réservez-vous un traitement particulier ou faites-vous confiance aux spectateurs pour les reconnaître ?
Les deux (rires). Nous leur faisons confiance pour les reconnaître. Il est intéressant de voir comment les personnages incorporent ce discours extérieur et comment il voyage entre eux. Nous espérons que le spectateur suivra le parcours en repérant comment un discours extérieur s’impose à nous au point que l’on ne sache plus que ce n’est pas notre propre parole et pensée, mais celle d’un discours dominant. Voilà qui fait fortement écho à l’état de la novlangue actuelle.

Le Viol des foules par la propagande politique comme l’écrivait Serge Tchakhotine…
Exactement, à force d’intégrer des formules, nous finissons par les penser, les faire nôtres et donc croire qu’elles nous appartiennent. Nous introjectons un discours comme un modèle de vie qui ne nous est pas propre.

Votre scénographie nous plonge-t-elle dans le réalisme d’une usine ou nous entraînez-vous dans une fantasmagorie ?
Des éléments d’usine sont très présents : des rideaux de plastique à grandes pales permettent de jouer d’apparitions / disparitions tout en structurant l’espace et donc le temps, mais aussi un établi, de grandes portes vitrées avec des miroirs sans tain. Nous renvoyons aussi à une usine qui ne serait plus en activité, qui a peut-être déjà été délocalisée pour faire écho aux menaces utilisées dans la pièce. Cette usine est comme le bunker d’après guerre d’Heiner Müller. Nous sommes après la crise, après la fin d’un micro-monde économique, les lieux vidés de ses ouvrières et de ses machines. Restent deux fantômes, Talzberg et Merteuil, qui traversent les âges. C’est une forme d’immortalité moribonde d’un système de domination qui traverse les siècles et qui, malgré la Révolution française n’a pas cessé. Il s’est simplement déplacé. Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie nous accompagne dans la création car il demeure d’une actualité terrible alors qu’il a été écrit au XVIe siècle sous un système monarchique. Talzberg et Merteuil sont des figures de cela alors que Cécile n’est qu’elle-même. Elle incarne un certain discours, des valeurs et peut-être ce que nous portons en chacun de nous sans l’exprimer. Elle met en mots ce mélange de dévotion, de crainte et d’envie d’exister.

À voir
#À Mulhouse, à La Filature (dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace), du 5 au 7 novembre
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

#À Colmar, au Théâtre municipal (dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace), mercredi 25 et jeudi 26 novembre
03 89 24 31 78 – www.comedie-est.com

#À Frouard, au Théâtre Gérard Philipe, vendredi 5 février
03 83 49 29 34 – www.tgpfrouard.fr

#À Strasbourg, au Taps Scala, du 23 au 28 février
03 88 34 10 36 – www.taps.strasbourg.eu

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