Le rêve et son double

James Thiérrée est le descendant d’une grande lignée. Avec Charlie Chaplin pour grand-père, difficile de ne pas embrasser la vie d’artiste. Dans Raoul, il se présente, seul sur scène, pour un voyage mystérieux dans son royaume intime.

Né “petit-fils de”, James Thiérrée embrasse la vie de saltimbanque à quatre ans avec Le Cirque Imaginaire de ses parents. Depuis, il a fait son chemin, pris son envol sur le devant de la scène, récoltant honneurs et estime dont quatre Molière pour la seule Symphonie du hanneton, en 2006. Trois ans plus tard, il délaisse ses acrobaties théâtrales pour le septième art. Tony Gatlif retient son visage émacié au regard clair et à la chevelure grisonnante pour incarner l’un des tziganes de Liberté. Barbe naissante, vêtements amples et déguenillés, l’esthétique de son Raoul n’y est pas étrangère. Après plusieurs spectacles collectifs et cette incartade cinématographique, le comédien / artiste / metteur en scène se lance seul en scène, accompagné quasi-schizophréniquement par d’autres lui-même au cours d’apparitions / disparitions rythmant un spectacle pour lequel il use de ressorts et trouvailles incroyables afin de tenir son public en haleine.

L’architecture du rêve
Sur un plateau proche de l’univers d’un déluge, une structure constituée de poteaux métalliques est ceinte d’immenses draps, voilures de bric et de broc comme tirées d’un naufrage. Raoul est là, voyageur solitaire aux pieds meurtris et au baluchon usé. Un air de Schubert et la déconcertante facilité d’une vrille tourbillonnante donnent le ton d’un spectacle où la poésie le dispute à l’onirisme. James Thiérrée ne fait jamais les choses à moitié et condense tout son art, convoquant les dieux du mime et l’humour des cartoons, la science du tempo et des effets de surprise. Comme si la pesanteur n’avait pas prise sur lui, il se jette à l’assaut de la structure, chutant au ralenti depuis son sommet. Tout un poème. Dans le monde de Raoul, on manipule à vue. Architecte de son propre rêve – en est-il le captif, s’y complait-il ? – le voilà tirant des fils invisibles faisant se déployer les voiles enserrant sa cabane de Robinson. Comme par magie, les roseaux métalliques s’effondrent en cadence puis s’envolent au loin. Signe des très grands, tout paraît simple, surprenant, mélange de fraîcheur d’une première fois et d’évidente aisance.

Raoul de et avec James Thiérrée © Richard Haughton

Le voyage extraordinaire
S’il est quasiment seul en scène, se débattant parfois avec lui-même, un bestiaire créé pièce par pièce par sa mère, Victoria Thiérrée-Chaplin, lui rend visite. Un oiseau squelettique ressemblant à un épouvantail animé, une méduse de tissu et de voiles ou encore un énorme poisson, un poil trop collant, participent à cette chevauchée fantastique. Pas très loin de l’univers d’un Terry Gilliam. Autre apport familial, le titre du spectacle, tiré d’un numéro du père Thiérrée qui racontait les aventures d’un poisson neurasthénique, sur baguettes, qui pensait à “se jeter en l’air”… Venu comme une boutade, le clin d’œil est resté, Raoul prenant corps, se libérant de sa tour et se dépouillant petit à petit des assauts de son subconscient et de son imaginaire. Le tout sans grands sentiments ni fols éclats. Il leur préfère une sensibilité retenue, savamment entretenue, puissamment ténue. On voit le vent, on vit l’aurore et la fin du jour avec l’enchantement des contes de fées. Il faut dire que le moindre geste est exploré dans sa dimension comique et conflictuelle : croiser les jambes, tenir un livre ou poser sa tête dans sa main deviennent des missions improbables. Et quelques pas de danse plus loin, c’est Charlot et son pastiche du music-hall qui est convié.

Raoul de et avec James Thiérrée © Richard Haughton

Me, Myself and I
Face à son propre reflet dans le miroir, Raoul contemple l’abîme de cet étrange lui-même ondulant sous ses yeux. Avare de mots – une poignée seulement est prononcée dans la pièce – James Thiérrée se fait l’inventeur, le destructeur et le re-configurateur de son monde… avant, une nouvelle fois, d’en rire. Mettant en scène sa tentative grossière de cacher un technicien apportant une échelle nécessaire à un ajustement du décor, il nous emporte dans un tourbillon de spirales, de mouvements sans rupture, de la chute à l’élévation, explorant avec la gracilité d’un lézard les barreaux de l’échelle. Comme une métaphore de sa douce mais irrésistible lutte au corps à corps avec cet univers muet qui l’enserre et le hante, Raoul est ce rêveur magnifique qui sommeille en chacun de nous, coincé dans la solitude de son royaume intérieur, dont l’imaginaire, porté en étendard, sera le salut.


À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 6 au 16 octobre
03 88 24 88 00 – www.tns.fr

À Mulhouse, à La Filature, du 19 au 21 octobre
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org
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