L’hiver de la culture

Robert Grossmann © Stéphane Louis pour Poly

Nous avons pu lire en exclusivité le livre de Robert Grossmann Culture en Alsace, la panne ? à paraître au Verger, début octobre. Rencontre, au mitan de l’été, avec un ancien adjoint à la culture, pistolero politique toujours en verve à 70 ans.

Pourquoi publier ce livre en octobre 2011 et pas avant les Régionales, en même temps que votre lettre ouverte aux candidats ?
Les élections régionales ont été un aiguillon. J’ai lu attentivement tous les programmes et constaté que la culture en était absente. Je me souviens notamment d’une réunion publique de Philippe Richert rassemblant 1 200 personnes, où le mot “culture” n’a été prononcé qu’une seule fois. Lorsque j’ai interpellé les candidats, j’avais été consterné de voir qu’il y avait deux grandes lignes dans leurs propositions : le bilinguisme et une grande fête alsacienne. C’est un peu court, voire démagogique. J’ai observé, depuis trois ans, ce qui se passe au niveau de la Ville et de la Région et remarqué un grand vide. Face à cette désillusion, que je ne suis pas seul à ressentir, j’ai eu envie d’écrire…

On a le sentiment que votre ouvrage ne concerne que les professionnels des professions culturelles et les “grenouilles de festival” ?
Mon public ce sont bien sûr les décideurs, les élus, les financeurs privés et les acteurs de la vie culturelle, mais je serais très heureux que tous ceux qui constituent les publics de la culture se sentent aussi concernés.

Pourquoi avoir choisi l’artifice formel d’un dialogue imaginaire avec Jean-Louis Christophe, plasticien lui aussi imaginaire ?
J’ai trouvé cela plus vivant que de gloser. Un tel choix correspond aussi à une réalité : depuis que je ne suis plus en responsabilité directe, j’ai rencontré, à leur demande, plusieurs acteurs de la vie culturelle, des plasticiens, des gens de théâtre… Sont ressorties des choses que j’ai souhaitées retranscrire. L’homme fictif qui me questionne dit des choses que j’aurais peut-être eu plus de scrupules à exprimer.

Vous vous référez sans cesse aux canons de la politique culturelle d’André Malraux…
Chez Malraux, les “Cathédrales de la culture” étaient une grande idée : installer en province ce qui se passait à l’époque à Paris et permettre à tous d’accéder aux grandes œuvres de l’humanité. Une autre chose importante est liée à l’affaire des Paravents de Genet. Tous les députés de la majorité ont fait une bronca autour de la pièce : « La liberté n’a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n’a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois » déclara le ministre. Le respect de la liberté du créateur est aussi essentiel que le reste de sa politique culturelle… À l’époque, on m’a appelé pour me demander de supprimer des passages dans Pan de Marc Monnet créé à l’Opéra national du Rhin ou de porter atteinte à des œuvres de Journiac au MAMCS. Je ne l’ai évidemment pas fait…

Vous regrettez que la Municipalité actuelle n’ait pas eu la même démarche en effaçant une citation de Céline à la Médiathèque Malraux ?
J’ai trouvé cela en contradiction avec la “liberté de culture”. Céline est à condamner sans réserves pour tous ses côtés sombres, pour ses pamphlets antisémites. En revanche, il est sans doute, avec Proust, le plus grand écrivain du XXe siècle. Le fait que Ruedi Baur, concepteur de la signalétique de la Médiathèque Malraux, ait mis cette citation au-dessus des WC ne m’a pas dérangé. Le clin d’œil était évident et l’enlever a été une erreur.

« Subventions publiques : pas de politique de l’audimat ! » écrivez-vous, ce qui va à l’encontre des politiques culturelles actuelles…
Aujourd’hui, ce ne sont pas des augmentations de crédits dont la culture a besoin. Je pense que Martine Aubry se trompe en privilégiant une politique de la quantité. Il est nécessaire d’opérer des redéploiements. Ce que je peux reprocher à la Ville et à la Région est de rester dans ce qui a été fait, de poursuivre sans aucune innovation, ni projet.

Pourquoi tant d’animosité, dans votre livre, pour la Marque Alsace que vous comparez au “vu à la télévision” des publicités ?
C’est totalement superfétatoire si, après avoir dépensé 350 000 € on en arrive, lors du rapport d’étape, à dire qu’un des emblèmes de l’Alsace est la cigogne. C’est à désespérer ! Il aurait mieux valu investir dans des projets culturels, puisque cette marque est un simple effet de mode.

Même jugement pour “Strasbourg The Europtimist” ?
J’ai l’impression qu’il a déjà disparu… Après un tel effet d’annonce, je ne l’ai plus vu nulle part. Ce que je peux reprocher à la Ville, est l’utilisations constante de tels procédés. Pour tout, on cherche la bulle de savon qui va plaire.

On a l’impression que l’audace de Roland Recht ouvrant les portes des musées à Quesniaux et consorts en 1987 / 1988 a disparu…
Ce que Roland Recht a fait était une révolution et les protestations qui l’ont accompagné ont montré qu’il était en rupture avec la politique traditionnelle des Musées. Aujourd’hui, rares sont les artistes de la région exposés dans les Musées : Daniel Depoutout ou Camille Claus, par exemple. Je pense qu’il manque un endroit pour eux. C’est pour cela que j’étais un farouche partisan de restaurer la salle de l’Ancienne Douane qui pouvait être un beau lieu où se côtoieraient artistes alsaciens et expositions des musées. Curieusement, la Municipalité a opté, enfin si c’est encore à l’ordre du jour, pour un espace dédié à l’agriculture bio.

En mars 2009, vous définissiez, dans nos colonnes, la politique culturelle de Strasbourg en un seul mot : « la vacuité ». À la lecture de votre livre, vous semblez toujours le penser…
Cette définition est toujours d’actualité. La vacuité, à laquelle il faut ajouter le désordre : je vous mets au défi de rencontrer un acteur culturel qui puisse trouver à qui il faut s’adresser. Quand on pense qu’il y a un adjoint à la culture coiffé par un “super adjoint” à la culture, une vice-présidente de la CUS chargée de la culture, un Maire qui s’occupe de la culture, une ancienne ministre de la culture, deux ou trois conseillers au cabinet du Maire pour la culture… Cela montre qu’il n’y a plus de volonté politique de mettre la culture au cœur de la politique municipale.

Pourtant les budgets ne baissent pas avec 25% du total dédiés à la culture…
À Strasbourg, on ne peut pas dire, aujourd’hui, que c’est une catastrophe, mais pas non plus qu’il se passe quelque chose d’important. C’est une continuité plate par rapport à ce qui a été fait par les prédécesseurs…

Et l’avenir ?
Je me demande si tout le monde ne s’accommode pas de cela puisque personne ne bouge. Tous demeurent assoupis, pourvu qu’ils reçoivent quelques subventions. Autre hypothèse : un réveil prochain… En tout cas, Strasbourg n’est plus à la hauteur de son rang.

À la Ville, au Département, à la Région, vous pointez un désintérêt profond et général des responsables politiques pour la culture. D’où vient-il ?
Quand je pense à l’engagement de Pierre Pfilmlin, de Germain Muller ou de Marcel Rudloff dans la culture… C’était un bonheur. J’ai l’impression que les élus ne sont plus habités par une conviction culturelle. Fabienne Keller, quand nous travaillions ensemble, avait souhaité que tous les points concernant la culture soient présentés au début de l’ordre du jour du Conseil municipal. Aujourd’hui, ils sont traités en dernier. C’est un signe que les politiques ne sont plus conscients de ce qu’elle représente : un moyen de changer les mentalités et de générer des résultats économiques. Mais ce désintérêt est perceptible aussi au niveau de l’État. En tout cas, Strasbourg manque d’un événement phare. Il existe une multiplicité d’initiatives culturelles qui se diluent.

Quel projet permettra de lancer l’Alsace dans l’avenir ? En a-t-on vraiment besoin alors qu’on a déjà de grands festivals ?
Je crois qu’il y a un besoin… Mais si je savais aujourd’hui quoi mettre en œuvre, je l’aurais écrit noir sur blanc. J’évoque plusieurs possibilités : replacer, par exemple, l’humanisme rhénan dans sa contemporanéité et faire en sorte que l’ensemble des collectivités puissent être concernées.

Dans vos pages – très nombreuses et très dures – sur Roger Siffer, on sent une ambiance Règlement de comptes à O.K. Corral, alors que vous êtes plus qu’élogieux avec les Scouts. Pourquoi cette différence de traitement ?
Je suis frappé, pour ne pas dire consterné, par le fait que lorsque des journaux parisiens parlent de l’Alsace, obligatoirement, ils évoquent Roger Siffer qui mériterait d’être revu à la lumière du mythe qu’il a créé en 1968. On ne peut pas reprocher à un entrepreneur de spectacles de ne pas penser à ses recettes : sur ce plan, c’est un très bon entrepreneur qui a les yeux en face des trous. Quant à la qualité de ses prestations c’est un peu différent. Ce n’est pas loin de la bouffonnerie : il le dit lui-même en affirmant partout qu’il est un artiste “anarcho-éthylique”.

Faisons de la psychanalyse de bazar : n’y aurait-il pas chez vous un amour / haine pour Roger Siffer ?
Un de mes rêves aurait été de monter sur les planches et de l’incarner… Pour l’anecdote, un jour Roger m’a offert un pavé avec une inscription amicale de sa part qui évoque son Mai 68 et le mien. Je ne sais pas si je suis aussi négatif que vous le dites. J’ai aussi des mots affectueux pour lui. C’est peut-être en effet du ressort de la psychanalyse…

Votre proposition essentielle pour lutter contre la panne de la culture que vous dénoncez est la création d’une Commission Permanente de la Culture en Alsace N’est-ce essayer de faire du neuf avec du vieux ?
C’est une manière de dynamiser la culture et de faire en sorte que tous les acteurs se rencontrent pour analyser l’ensemble des éléments du paysage. Ça n’est pas un “machin” de plus… Il n’y a aujourd’hui pas d’instance où les représentants du Conseil régional, des deux Conseils généraux, des villes, quelque soit leur taille, et ceux des différentes disciplines culturelles peuvent évoquer les contours d’une politique. Ma réflexion est de nature à réveiller les responsables… C’est une manière participative de procéder dans une volonté de respect et de démocratie. Personne ne doit imposer une politique culturelle. Elle doit être le fruit d’une une réflexion commune.

Ce livre ressemble à un programme électoral : quelle est aujourd’hui votre ambition ?
Je voudrais qu’il soit un livre manifeste, un aiguillon pour tous les élus, quelque soit leur niveau de responsabilité, pour qu’ils prennent conscience qu’existent aujourd’hui une frustration et un manque culturel à combler. Je ne fais pas de plan sur la comète : 2014 c’est loin, il faut préparer cette échéance, mais je préfère franchement lancer une réflexion culturelle… Certains mauvais esprits disaient à l’époque : “Grossmann s’investit dans la création contemporaine plastique parce qu’il a des ambitions politiques”. Si quelqu’un me démontre que l’art ramène des voix, je suis preneur.

Culture en Alsace, la panne ? paraîtra au Verger, début octobre (15 €)
www.verger-editeur.fr

Rencontre avec Robert Grossmann, à Strasbourg, à La Librairie Kléber, samedi 15 octobre à 17h
03 88 15 78 88

vous pourriez aussi aimer