Frères d’art

Henri Laurens, L’Automne, 1948 Centre Pompidou / Musée national d’ art moderne, Paris, © bpk / CNAC – MNAM / Adam Rzepka © VG Bild-Kunst, Bonn 2012

Si elles ne possèdent guère de parenté stylistique, les œuvres de Fernand Léger et d’Henri Laurens sont sous-tendues par un rapport au monde identique. Preuve en est donnée dans une passionnante exposition du Museum Frieder Burda où le peintre et le sculpteur français entretiennent un fécond dialogue en 80 pièces.

Directeur de la Fondation Maeght entre 1969 et 2005, Jean-Louis Prat est un invité régulier du Museum Frieder Burda, puisqu’il pose ses valises tous les deux ans à Baden-Baden. Pour cette nouvelle exposition, celui qui avait été commissaire de la remarquable présentation centrée sur dix années fondamentales dans l’existence de Nicolas de Staël, (de 1945 à 1955) n’a pas choisi la facilité en faisant dialoguer Fernand Léger (1881-1955) et Henri Laurens (1885-1954). Si le rapprochement des œuvres de ce dernier avec celles de Georges Braque (1882-1963) apparaissait naturel (et réalisé au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2006), les liens d’amitiés puissants les unissant pouvant faire figure de dénominateur commun d’une présentation cohérente, il n’en va pas de même avec Léger qu’il a simplement côtoyé à La Ruche autour de 1910.

Une origine cubiste La finesse de Jean-Louis Prat rend intelligible la confrontation entre le peintre et le sculpteur qui vécurent à la même époque et découvrirent le cubisme pratiquement en même temps. Dans les œuvres des années 1910, leur proximité stylistique est la plus forte, chacun ayant profondément intégré les bouleversements induits par la modernité et l’apparition de la machine : les tubulures polychromes de Léger entrent alors en résonance avec les compositions aux angles et aux découpes nets de Laurens. Chez les deux créateurs, des éléments pris dans la réalité demeurent au centre de l’œuvre. Réalisés la même année – 1918 – L’Horloge de Léger et Compotier de raisins de Laurens utilisent des éléments identifiables, un cadran ou une grappe de raisin, fondus dans une composition géométrique. Cette parenté ne durera pas. Ce qui rapproche les deux hommes est la conclusion similaire tirée de l’expérience cubiste, non pas un jusqu’auboutisme abstrait, mais un retour vers une sorte de figuration, sans réelle ressemblance formelle entre eux, puisque jamais l’un ne traduit en peinture la sculpture de l’autre (et réciproquement) comme dans le jeu dialectique vertigineux existant entre Braque et Laurens. Au fil des décennies, ce parcours parallèle – du moins si l’on prend pour référent une géométrie non-euclidienne – se poursuit et l’exposition rend compte de cette dichotomie stylistique couplée à une étrange parenté intellectuelle. Datant tous deux de 1930, Composition I de Léger – où ses corps qui deviendront caractéristiques s’ébauchent, voisinant avec un matériau abstrait fait de signes –  et Femme couchée de Laurens reflètent ce double constat : des humains en voie de glaciation avancée font face à des silhouettes fluides et étrangement déformées évoquant des statuettes votives bizarroïdes, héritage oublié d’une civilisation disparue, voire des idoles cycladiques que l’on aurait tordues.

Fernand Léger, Composition aux trois sœurs, 1952, Staatsgalerie Stuttgart © VG Bild-Kunst, Bonn 2012

Deux réflexions sur le corps Dans les années 1950 ce processus de déformation est poussé encore plus loin : les bronzes de Laurens – comme Les Deux sœurs ou La Nuit – se jouent de toute anatomie, leur membres sont étirés, comme faits de caoutchouc, les cuisses et les seins, eux, évoquent souvent l’opulence d’une déesse mère nourricière et possèdent les lignes ondoyantes des sculptures africaines. Deux ans après ses emblématiques Constructeurs (1950), allégorie inspirée par la couverture d’un magazine de propagande soviétique, Fernand Léger est toujours hanté par une peinture où se mêlent les derniers soubresauts des modernes, désormais agonisants, et les canons d’un réalisme socialiste light au service de l’utopie d’un “art pour tous”. On le découvre dans Composition aux trois sœurs. Fascination pour ces femmes charnues et charpentées au hiératisme glamour évoluant dans une zone improbable située entre la perfection des canons antiques et l’insupportable lourdeur de Botero. Ces corps rigides sont néanmoins pleins de vie. Ils ne sont pas ceux, gonflés d’ennui et d’aristocratique spleen, des Trois sœurs de Tchekhov, reliquats d’un monde disparu, englouti par cette « montagne qui avance » évoquée par un des personnages de la pièce, le Baron Nikolaï Lvovitch von Touzenbach. Une fleur, un enfant qui joue de l’accordéon… Les personnages de Léger, même un peu mélancoliques, se dirigent vers les horizons radieux du prolétariat triomphant qui ne se sont pas encore fracassés dans le mur de briques de la réalité. Ceux de Laurens, également irrigués par un fluide vital puissant, évoluent, quant à eux, dans un univers onirique, plus libres sans doute, plus intériorisés aussi. Comme si, à la fin de leur vie, les deux artistes avaient opéré leur grande divergence, l’un abandonnant définitivement, au profit du politique, le credo commun qui les unissait inconsciemment, l’autre persévérant jusqu’au bout dans la quête de l’émotion, même si ses connections avec la réalité deviennent de plus en plus lâches et lointaines.

À Baden-Baden, au Museum Frieder Burda, jusqu’au 4 novembre (en parallèle, au sous-sol du musée, on découvre une passionnante exposition “studio” dédiée à Jean-Michel Othoniel)
+49 72 21 398 980 – www.museum-frieder-burda.de

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