Fendre l’humanité en deux

© Jean-Louis Fernandez

Quinze ans après leur incroyable Médée-Matériau de Heiner Müller, Valérie Dréville et Anatoli Vassiliev recréent au TNS une pièce qui les avait menés au bord du gouffre. Entre mythe, diction prenant corps et feu consumant.

Médée est un mythe dangereux, porteur d’enjeux métaphysiques qui ne peuvent laisser indemne. C’est dans ce mélange d’envie et de crainte qu’Anatoli Vassiliev, célèbre metteur en scène russe, réemprunte le chemin entamé en 2002 avec Valérie Dréville, à Moscou. Un acte fondateur pour cette immense comédienne qui, si elle a joué pour Claude Régy, Antoine Vitez, Alain Françon, Luc Bondy ou encore Jean-Pierre Vincent (sans parler de Godard, Resnais ou Desplechin), n’avait qu’une seule idée en tête, gravée au plus profond de son être : « Renouer avec cette maîtrise, si fragile, de la langue, de son intonation et de son rythme que je n’avais jamais menée avant Médée-Matériau. Un travail dans un territoire inconnu où le désir voisine avec la peur. » De 1993 à 2000, elle se rend régulièrement dans la capitale russe. Ce long apprentissage auprès du maître Vassiliev est parachevé par un séjour d’une année entière, où elle « intègre la langue sur le tas ». La pièce est venue presque par hasard, par la défection d’une autre comédienne donnant l’idée au metteur en scène de proposer le projet à la comédienne française. Démarrent alors des séances de travail quotidiennes et plutôt courtes, n’excédant jamais deux heures. Le texte s’établissait en navigant entre l’allemand de Müller et les traductions françaises et russes pour bâtir une structure au spectacle. L’alternance comme processus laissant décanter les choses : « Une semaine nous travaillions la “profération” du texte, la suivante les actions physiques, la mise en place, les manipulations. » Les deux ne s’assemblant simultanément que le jour de la première.

Anatoli Vassiliev © Jean Louis Fernandez

Seule en scène, Médée qui a tué son frère et trahi son peuple pour son amour Jason vit l’exil en Grèce. Trompée et rejetée, sa renaissance au monde et à elle-même passe par une expérience métaphysique dans laquelle le corps est mis en jeu par des incantations rituelles et magiques, par le sacrifice. Valérie Dréville y brûlait – au sens propre – sa robe empoisonnée donnée à la fiancée de Jason avant de sacrifier la chair de sa chair, ses enfants, fendant ainsi « l’humanité en deux parties pour vivre dans le vide ». Vissée à une chaise, elle faisait preuve d’un « travail de scansion et d’intonation affirmative » lui faisant ne plus reconnaître sa propre langue. « Une sensation effrayante mais ouvrant un champ exceptionnel. J’ai appris grâce à un long training verbal à faire se déplacer le son à l’extérieur de moi, sur une ligne horizontale qui revient comme un boomerang sur notre corps par la force de l’énergie. » La parole s’incarnant dans le corps et devenant un rituel pour atteindre un niveau de conscience proche de l’incantation chamanique avec pour objectif de renaître au monde.

Au Théâtre national de Strasbourg, du 29 avril au 14 mai
tns.fr
Au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris), du 23 mai au 3 juin
bouffesdunord.com

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