Éloge de l’écoute à l’ère du bavardage

®Jean-Louis Fernandez

Dans Interview, dernière pièce de Nicolas Truong, Judith Henry et Nicolas Bouchaud plongent dans les rouages de ce genre journalistique à l’heure de l’ultra-médiatisation.

Ceux qui ont déjà vu Nicolas Bouchaud sur scène ces dernières années (Le Misanthrope1, Le Méridien2… ) ont l’habitude qu’il s’adresse directement au public. Ainsi débute Interview, face à face avec la salle du duo qu’il forme avec l’excellente Judith Henry3, dans l’intimité de ce qui est habituellement tu et caché : le trac, les derniers instants de concentration. Le trio qu’ils forment avec Nicolas Truong, journaliste responsable des pages “Idées-débats” du Monde, possède une confiance éperdue en la magie du théâtre. Cette manière de se glisser sans indications d’un personnage à un autre, d’emprunter pensées et détails de posture, flots de mots et sauts dans le temps, des années 1960 où Edgar Morin évoque l’expérience de cinéma-vérité entreprise dans le très beau film Chronique d’un été réalisé avec Jean Rouch à des bribes d’entretiens un demi siècle plus tard. De la rue où Marceline Loridan, l’une des plus jeunes femmes rescapées des camps d’extermination, arrêtait des inconnus avec la question « Êtes-vous heureux ? », au salon du sociologue et philosophe qui se remémore l’audace de demander à de jeunes immigrés, des ouvriers, des artistes et des étudiants comment ils se débrouillent avec la vie. Un côté Depardon, autre grande figure évoquée partageant avec lui cet art de s’intéresser aux petites gens, à battre le pavé et la campagne pour recueillir leur parole.

® Jean-Louis Fernandez

Mais Interview ne se contente pas d’un grand écart entre anonymes et figures starisées du genre par la télévision (Duras, Pivot…). Le brio du montage du texte, formé d’entretiens fondus les uns dans les autres – dont sont respectées les répétitions, les hésitations et les changements d’idées en cours de phrase – explore la manière dont se “fabrique” aussi ces échanges, l’évolution du rapport au temps, aux petites phrases, à la com’ comme au show psychologico-trasho-cathodique façon Ardisson. D’un Michel Foucault recourant à l’anonymat pour qu’on écoute sa parole à Florence Aubenas avançant masquée pour approcher la vérité en passant par Jean Hatzfeld, grand reporter racontant la quasi impossibilité de rendre compte de l’horreur de la réalité des conflits qu’il a couvert, il faut de la roublardise et du temps. Celui de vivre au cœur des mille collines pour donner voix aux génocidaires et à leurs victimes dont témoignent trois superbes livres sur le Rwanda4… Sur un plateau quasiment nu, quelques cubes disposés avec soin derrière un rectangle en bois, nous voilà au plus près d’une réflexion jubilatoire sur le rapport questionnant-racontant, sur l’art de faire accoucher de la parole, sur cette joute verbale et intellectuelle devenant un rapport de confiance quand il ne demeure un rapport de force entretenu par des volontés divergentes.

 Au Théâtre national de Strasbourg, du 29 septembre au 7 octobre

tns.fr

> Projection de Nicolas Bouchaud, mettre en jeu le présent, documentaire de Fany Vidal suivi d’une rencontre avec l’acteur associé au projet du TNS, samedi 30 septembre au TNS (20h30)

 

1 Voir notre interview avec lui dans Poly n°165 ou sur poly.fr

2 Lire Mappemonde de l’intime Poly n°183 ou sur poly.fr

3 À retrouver cette saison au TNS dans Je suis Fassbinder du 18 au 22 décembre (voir Poly n°185 ou sur poly.fr) mais aussi dans À la trace, du 25 janvier au 10 février 2018

4 Lire Dans le nu de la vie, La Stratégie des antilopes et Une saison de machettes parus au Seuil – seuil.com

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