Ça sent l’art

Piero Manzoni, Merda d‘artista n°78, 1961 © 2014, ProLitteris, Zürich. Photo : Agostino Osio, Milano, courtesy Fondazione Piero Manzoni, Milano

Premier volet d’une série d’expositions consacrées aux cinq sens, Belle haleine explore l’odeur de l’art au Musée Tinguely. Le voyage olfactif, souvent participatif, mêle installations, sculptures, gravures, photographies, vidéos…

En exergue de l’exposition pourraient figurer ces vers de Baudelaire : visiteur, « as-tu quelquefois respiré / Avec ivresse et lente gourmandise / Ce grain d’encens qui remplit une église / Ou d’un sachet le musc invétéré ? » Il s’agit en effet de lier expériences olfactive et esthétique dans un parcours débutant par des représentations de l’odeur dans les œuvres des XVIe et XVIIe siècles, le plus souvent des allégories des cinq sens. Dans des gravures, l’extase sensuelle d’un bouquet de roses voisine avec la puanteur stercoraire d’un homme accroupi occupé à faire ses besoins sous le regard intéressé d’un animal (chien ou cochon, on ne sait pas vraiment) ou les exhalaisons fétides de poissons à la fraîcheur visiblement discutable.

Parfums de femme Le basculement de l’exposition, entraînant le visiteur vers l’expérience olfactive plutôt que de le confronter à sa représentation, a lieu avec la Merda d’Artista de Piero Manzoni sorte de ready made fécal post-Duchamp dont est présenté le charmant Air de Paris, une ampoule de verre au contenu conforme à l’appellation. En 1961, l’artiste italien a produit 90 boîtes de conserve soigneusement étiquetées et numérotées supposées contenir trente grammes d’excréments de leur auteur (initialement vendus au prix de trente grammes d’or). À côté du numéro 78 de la série figure la célèbre boîte numéro 5 ouverte par Bernard Bazile en 1989 : on discerne du coton et des matières indéterminées, tandis que l’examen olfactif – possible grâce à un tuyau de plexiglas jaillissant de la vitrine – laisse de marbre. À partir de maintenant néanmoins, le nez sera autant sollicité que les yeux. Clara Ursitti, par exemple, synthétise les odeurs de son corps : elle présente Eau Claire, flacon précieux renfermant quelques gouttes du plus intime des jus (des sécrétions vaginales et menstruelles stabilisées dans une solution d’alcool et d’huile de coco). Plus intéressant est Self-Portrait in Scent : Sketch #2, fragment d’odeur de l’artiste que l’on peut sentir sur une bande de carton – comme chez Sephora – qui procure un certain malaise : fragrance lourde, entêtante aux relents cyprineux, elle est comme une présence qui vous accompagnera tout au long de l’exposition. Plus aérien est le travail de l’artiste helvète Anna-Sabina Zürrer : avec Solitude, elle a créé le parfum du parc entourant le Musée en distillant trois mètres cubes d’un échantillon représentatif des végétaux qui y poussent. Le résultat est enflaconné… Impossible de le sentir, il faut laisser l’imagination galoper. À l’inverse de Wald, une série de vaporisateurs renfermant un concentré de forêt, sculpture olfactive permettant d’asperger abondamment la galerie qui surplombe le Rhin où elle est exposée. Le verdict ? La puissance de la pensée bat la matérialisation olfactive (un brin cliché) des bois par K.O.

Parfums du passé Un cube blanc signé Sissel Tolaas tapissé de monochromes exhalant les sueurs froides de onze personnes souffrant de phobies sévères, l’installation monumentale et organique aux puissants parfums d’épices d’Ernesto Neto, le paradisiaque lit de mousse de Meg Webster, l’étonnante pièce de Bill Viola aux fragrances d’eucalyptus… Le voyage est multiforme, perturbant la perception. L’étonnement culmine avec l’œuvre de Carsten Höller et François Roche, dragon gigantesque crachant du brouillard plein de phéromones et autres substances neurostimulantes. Que respire-t-on ? Quels seront les effets de cette étrange vapeur ? Plus troublante encore est l’installation de Kristoffer Myskja : une pièce où se trouve une délicate et absurde machine tinguelienne dont la seule fonction est de fumer clope sur clope. Dans un espace restreint, nous voilà balancés au cœur des années 1980, assis sur un siège en skaï orange de la partie “fumeurs” d’un wagon SNCF. Plus dérangeante est Volátil de Cildo Meireles. Dans un sas / vestiaire lumineux, chacun se met pieds nus avant d’arpenter un couloir sombre, environné d’une diffuse odeur de gaz, marchant sur une épaisse couche de matière lourde et poudreuse – du talc – jusqu’à un coude d’où provient la lumière d’une bougie plantée dans le sol. Les sentiments se mêlent : angoisse de l’explosion possible, références historiques (puisque l’artiste souhaite évoquer l’Holocauste), impression de flotter… En restant quelques minutes devant cette chandelle vacillante, on a soudain l’impression d’être dans La Route de Cormac McCarthy où notre univers a été détruit dans une apocalypse fuligineuse et molle. Ressortir. Vite. Et ôter toute trace blanchâtre sur ses vêtements avec l’aspirateur obligeamment mis à disposition par le Musée.

À Bâle, au Musée Tinguely, jusqu’au 17 mai
+41 (0)61 681 93 20 – www.tinguely.ch

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