Burn after living

Depuis plus de dix ans, la compagnie Peeping Tom nous délecte de trouvailles gestuelles u service de spectacles renversants. Rencontre avec le chorégraphe Franck Chartier autour d’À louer, leur toute nouvelle création sur la finitude des choses. Une plongée de l’autre côté du miroir.

D’où est venue cette idée de départ que tout pourrait être «à louer» ?
C’est né d’une envie, nourrie par une multitudes d’idées qui s’accumulent : Gabriela Carrizo (co-metteuse en scène, NDLR) est argentine et suite à la crise de 2001 – l’alignement du pesos avec le dollar a complètement ruiné les exportations – qui a abouti à la dévaluation de la monnaie, le pays était étouffé. Un grand théâtre de Buenos Aires était à louer et même à vendre. Un tas de gens s’est mobilisé contre le projet d’en faire un business center. Plus tard, sur un marché aux puces de Bruxelles, une femme d’une cinquantaine d’années, interpellée par un vendeur lui a dit : « Ma maison a brûlée, j’ai perdu toutes mes photos, mes affaires. Toute ma vie. Alors ces petits trucs ne m’intéressent plus… » Nous sommes partis de la perte, de cette idée que rien n’est capitalisable. Même l’humain, on voit bien les mariages ! La pièce prend place dans un décor de théâtre à l’infini, avec une multitudes de salles qui partent à droite et à gauche. On circule de porte en porte. À Louer est l’histoire d’une écrivaine ou d’une créatrice qui raconte une histoire, qui doute d’elle-même et de ses propres doutes. Elle décrit la vie d’une soprano qui vieillit. Ses succès de jeunesse s’éloignent et elle se met à décliner. Tout s’en va et rien ne peut se garder. Tout nous file entre les doigts.

Il y a un parallèle avec votre pratique de danseur et de créateur qui est, elle aussi, incertaine et peut s’arrêter brutalement…
Oui, pour un danseur, à 40 ans, c’est fini ! L’artiste est très fragile, surtout en période de crise. On se questionne : Sommes-nous nécessaires ? Est-il important que nous soyons là ou pas ? Mais aussi à l’inverse : Les grosses coupes dans la culture sont-elles indispensables ? N’y a-t-il pas un autre moyen d’envisager les choses ? Comme dans Le Salon, nous explorons ce déclin, cette décadence. Si tout brûlait, que se passerait-il après ? Cette perte et ce feu, c’est peut-être nous. Comme l’écrivait Marcel Schwob, « Bâtis ta maison toi-même et brûle-la toi-même. » Peut-être est-ce une étape dans sa vie. Peut-être faut-il, à un moment donné, tout brûler…

Vous jouez à mélanger l’espace mental et la réalité…
Nous avons essayé de créer et d’explorer un monde parallèle à la réalité. Comme lorsque vous discutez avec quelqu’un tout en pensant à autre chose. Quand on revient à la personne qui nous parle, on ne peut dire combien de temps nous avons passé dans ce monde de la pensée. Nous utilisons ces temps décalés dans le mouvement car ils sont très beaux jouant avec des accélérations, des ralentis, à “freezer” le temps et les corps. La pièce s’échappe de la réalité vers la fiction.

Les temps de recherche d’originalité du mouvement sont assez longs dans votre processus créatif. On sent les personnalités de chaque danseur. Comment la narration si particulière de vos pièces se construit-elle ?
En effet, nous recherchons du matériel et des pistes chaque jour, pendant plusieurs mois. On s’engouffre dans plusieurs directions, poussant les idées le plus loin possible. À la fin, 90% part à la poubelle. Mais ce travail est nécessaire car les scènes disparues ont tout de même été vécues par les danseurs et restent dans leur corps, dans leur tête. Ils en sont riches, même s’ils ne les reproduisent pas. Je crois que les gens sentent ce vécu des personnages qui dépasse ce qu’on voit et le temps de la représentation. Ce temps d’enrichissement donne aux interprètes un supplément de vécu et d’âme.

Vous mélangez danse, théâtre et chant pour habiter des espaces aux ambiances et à l’esthétique très cinématographique. 32 rue Vandenbranden faisait beaucoup penser à David Lynch. Vous parliez de ralentissement des mouvements, de répétitions… Vous vous inspirez des codes du cinéma ?
Ce qui est chouette au cinéma, c’est de se rapprocher à vingt centimètres d’un visage. Cela nous fait rentrer dans les pensées de la personne, comme la voix-off qui participe au processus d’identification. Au théâtre, l’éloignement physique est une contrainte. Nous aimons aussi nous rapprocher du personnage, rentrer en lui ou dans son espace. Le son et la lumière permettront de rentrer dans sa tête, ses sensations.

Cette interdisciplinarité aide à créer des univers surréalistes où tout semble simple alors que rien ne l’est, ni techniquement ni dans les sujets abordés (souvenirs, fantasmes, angoisses…) ?
Nous aimons partir d’un décor et d’images assez réalistes pour les travestir et les dépasser. Déjà dans Le Salon, on se demandait ce que les murs de la pièce avaient vu depuis 200 ans et que, peut-être même la famille, ne savait pas. On part sur des thèmes assez tabous, cachés mais importants, comme l’incontinence dans ce spectacle-là. Le montage de la pièce débute par la psychanalyse des personnages, chose qu’on n’aborde pas du tout lors de la recherche du matériel chorégraphique vivant où nous n’avons alors pas de barrières. Au montage, on recadre, on fait des choix et reste sur des choses qui peuvent paraître compliquées. Dans À louer, l’abîme était immense puisque nous voulions nous perdre dans la pensée des personnages. Il nous fallait déstructurer en permanence, choisir des lignes claires et les casser. La pensée est très volatile et nous devions en rendre compte.

À Louer, Cie Peeping Tom © Herman Sorgeloos

Donnez-vous au public les clés de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas ?
La première n’a eu lieu qu’il y a deux semaine donc je pense qu’il manque encore quelques petites choses. Une vingtaine de représentations est nécessaire pour affiner et apporter les quelques clés manquantes que vous évoquez. Mais on ne veut pas non plus être trop clair, c’est un équilibre à trouver pour que le spectacle ouvre la pensée et que chacun puisse partir dans son histoire.

La pièce reste un travail en cours que vous peaufinez…
Absolument. On sait dans nos têtes ce qu’on veut mais on travaille encore sur deux ajustements. Pour des raisons techniques, il y a une ou deux scènes qui sont en stand-by. Elles sont tellement incroyables sur les dédoublements de personnages qu’elles sont compliquées.

Vous recourez à la vidéo ou à des “trucs” pour créer l’illusion ?
Nous n’avons pas de jumeaux donc, si je suis en train de faire un duo avec quelqu’un et que je rentre par la porte sur le côté pour me regarder en train de danser… On maquille et déguise les gens ! Ça fonctionne très bien avec nos deux danseurs coréens.

Vous vous livrez beaucoup. N’est-il pas difficile de piocher aussi loin en soi (ses souvenirs, ses peurs, ses cauchemars, etc.) et de les livrer aux autres ?
Nous avons beaucoup parlé de ça durant la création suite à la mort d’Amy Winehouse. Comme nous parlions de cette mezzo soprano qui avait du succès… Amy écrivait sa vie comme dans Rehab et d’autres chansons. Elle a du le chanter pendant quatre ans, même après l’avoir dépassé et avoir changé. Si on chante les textes d’un autre, on est protégé. Quand on écrit comme nous nos propres choses, la fragilité de notre position est délicate, même si ce sont des fictions et des emprunts à nos réalités, d’autant que nous nous appelons par nos prénoms sur scène, ce qui abolit les barrières entre nos vies et nos personnages.

À Louer, Cie Peeping Tom © Herman Sorgeloos

Vos ambiances sonores sont toujours très travaillées. Que nous avez-vous concocté ?
On est parti d’une structure classique avec des arias. Quand on passe dans la tête des gens, retentissent des sons déformés de vinyles ralentis et accélérés pour renforcer l’impression du temps qui s’arrête et redémarre. Ces sensations sont aussi données par de la musique électronique et des arrangements faits avec des instruments classiques à grands renforts de pizzicatos au violon.

Vous êtes un couple à la vie avec Gabriela Carrizo. Qu’est-ce que cela apporte à vos mises en scène ?
C’est toujours intéressant dans notre collectif, même si cette notion est moins mise en avant aujourd’hui alors qu’elle existe toujours. Il y a dans notre travail commun la féminité et la masculinité. Deux visions bien différentes qui permettent la recherche d’un équilibre entre les deux. Nous nous sommes rencontrés dans le travail. Nous avons évolué comme cela. Lorsque notre fille a eu trois mois on créait Le Salon et Gabriela l’allaitait. Nous n’allions pas la confier à une nounou donc nous l’avons intégré au spectacle qui a pris la direction de nos questionnements, la peur de perdre un enfant et l’élaboration d’une fiction à partir de là. C’est très inspirant de partir d’une histoire de couple. Un couple c’est toujours un rêve…

À Mulhouse, à La Filature, jeudi 1er et vendredi 2 décembre
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

À Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre, mardi 6 et mercredi 7 décembre
03 88 39 23 40 – www.pole-sud.fr

www.peepingtom.be

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